In mémoriam...mais pas seulement!
Jean Oury nous a quitté, c’était il y a deux ans, jour pour jour, le quinze mai 2014, l’année où je m’étais enfin décidé à « faire » un stage à La Borde. J’ai organisé cette année dans le cadre de GREFO- PSY (Sallanches) un séminaire sur Jean Oury et la psychothérapie institutionnelle. J’en ai extrait un texte que j’ai envie d’éditer aujourd’hui, il s’agit d’une brève biographie de Jean Oury…
D’abord, il y a l’homme. Un style, un regard, un sourire… une façon bien-à-lui d’être là, au milieu des fous, disponible et veillant. La veillance était pour lui une notion essentielle en psychiatrie. Il la préférait à la bienveillance, au nom de quoi on peut faire les pires choses. Comme Freud, Oury ne lâchait rien sur les mots. Laissons Marie Depussé nous le présenter, elle le fait non seulement avec beaucoup de talent, mais sans jamais se départir de la tendresse que le Dr Oury lui inspire :[1] « Toi, tu étais un grand type incroyablement beau, avec des yeux de ciel qui allaient bien avec ton nom, des pieds qui savaient se poser sur le sol. Tu aurais pu marcher dans un western, dans la rue vide d’un village de western, la tête légèrement enfoncée dans les épaules, comme ont ces hommes-là, par lassitude d’avoir à affronter la mort.
Tu avais, tu as une voix trainante, douce, un peu canaille, à laquelle la colère va mal. Au début, tu ne faisais pas, comme aujourd’hui douze colères par jour (…) ce grand type très beau qui marchait comme Henry Fonda, savait toucher un piano, avait fait sa thèse de médecine sur la peinture, récitait Maldoror dans les moments difficiles, et s’acharnait, pendant des heures, à souffler de l’air dans la bouche des fous qui avaient essayés de se tuer »[2]
Jean Oury est né en 1924, il a passé son enfance en banlieue parisienne, à la limite de « la zone », entre La Garenne et Nanterre, tout près d’une station de chemin de fer nommée « La Folie ». C’est ce qu’il appellera toute sa vie « son arrière-pays », un pays fait de paysages d’usines et de terrains vagues, où il y avait peu d’arbres. « Entre La Garenne et Nanterre, il y avait une plaine, la plaine de Nanterre. C’était là la civilisation des détritus, des carrières, et je jouais là-dedans. »[3]
Il est fils d’ouvrier, son père travaille à Bois-Colombes, comme polisseur dans l’industrie automobile, à Hispano-Suiza. Sa mère tient une petite agence immobilière. En 1936, c’est la grève générale et le Front Populaire, Oury a douze ans, et il va parfois avec Fernand, son frère ainé, à des réunions du Parti Communiste, ou amener des sandwichs aux ouvriers en grève. A douze ans, il a lu tout André Gide, il lit aussi l’écrivain russe Victor Serge, en fait, il lit tout ce qui lui tombe sous la main.
L’année 1936 est une année d’effervescence sociale, politique, et culturelle. Outre le Front Populaire, et l’accès pour la première fois à des congés payés, c’est une période d’initiatives collectives, je pense notamment au mouvement des Auberges de jeunesse, lesquelles se fondèrent à partir d’une opposition au scoutisme catholique. « Les auberges de jeunesse, c’était en 1936, avec ses grèves, ses illusions. Au départ, c’était surtout de tendance anarcho-trotskiste, puis ça a dégénéré. C’était extrêmement créatif, comme l’animation d’un club, avec participation de tout le monde, c’était d’une inventivité extraordinaire, les auberges de jeunesse, lorsque c’était bien fait ! »[4]
Ces mouvements de jeunesse – je devrais écrire « jeunesses » au pluriel[5] – qu’ils soient d’origine confessionnelle ou marxiste feront le terreau de ce que sera l’éducation populaire.
Oury poursuivra ses études médicales pendant la guerre, cette sinistre période où la bourgeoisie française préféra se réfugier dans les bras de Pétain afin de conjurer les « dangers » du Front Populaire. C’est l’époque des boucs émissaires et des clichés sociaux : le communiste, le couteau entre les dents, le juif cupide, pire : le juif communiste ! Et j’en passe… la pulsion de mort se lâchait, mais nous savons aussi maintenant que chaque époque cherche toujours son mauvais objet collectif, comme quoi il ne faut pas renoncer à avoir un regard sociologique, sans pour autant déraper dans le sociologisme, il y a le sujet, quand même !
En 1947, Jean Oury est en quatrième année de médecine, il fréquente une bande de copains composée d’Ajuriaguerra, Daumezon, Gusdorf. Il rencontre François Tosquelles pour la première fois, ainsi que Lucien Bonnafé. Il assiste en 1948 à une conférence de Lacan dont il sortira subjugué : « Je me suis dit : enfin un type intelligent ! Je m’excuse pour les autres, mais je commençais à m’endormir dans ce cénacle[6] ! » Cette rencontre avec Lacan pèsera sur son choix difficile entre la recherche en biologie et la psychiatrie.
C’est ainsi qu’à 23 ans, il n’est pas encore médecin, mais il intègre l’hôpital de Saint Alban, en Lozère, et il devient interne en psychiatrie. Il y restera deux ans, mais cette période fut très féconde pour lui et le déterminera pour le reste de sa vie. « Etre interne à Saint Alban n’avait rien à voir avec le fait d’être interne à Lyon ou à Paris »[7]. La capacité de cet hôpital psychiatrique est de 700 lits, et ce lieu va devenir emblématique, considéré et à juste titre comme le berceau de la PI, concept que nous devons à Georges Daumezon en 1953.
C’est un lieu de rencontre et d’innovation permanente. Il fut aussi « la planque » de résistants recherchés par la Gestapo, l’hôpital est fréquenté par des artistes, des poètes tels que Paul Eluard, Tristan Tzara, André Breton, voire des philosophes tels que Georges Canguilhem. Ce sont aussi les prémisses de l’art brut, de l’art-thérapie. Artaud, interné pendant neuf années, mourrait en 1948, et hantait encore les esprits et les corridors de la psychiatrie asilaire. Saint Alban fut aussi le refuge de nombreux réfugiés espagnols, c’est le cas de Tosquelles, psychiatre, marxiste… et catalan. Tout psychiatre qui arrivait était invité par Tosquelles à lire - toutes affaires cessantes- la thèse de Lacan sur la psychose paranoïaque, très appréciée notamment au sein du mouvement surréaliste…[8] C’était presque un rite initiatique.
Pendant ces deux années, Oury travaille beaucoup, ne dort que quelques heures par jour, il est très proche des infirmiers, ce qui renvoie à sa culture d’origine ouvrière qu’il ne reniera jamais. Il passe beaucoup de temps à parler avec les malades. Saint Alban développe de nombreuses activités, ici, les patients ne sont pas couchés et amorphes, ils sont dans l’agir[9], et dans le non-agir s’ils le veulent. Mais il n’y a plus personne d’enfermé, et il y a une libre circulation en de nombreux espaces. C’est aussi à Saint Alban que naît le premier club thérapeutique. Les clubs thérapeutiques, c’est – pour reprendre la métaphore tosquellienne – « le cheval de Troie dans l’institué ». Ils permettent de se jouer des contentions et autres chambres d’isolement présentées comme moyens thérapeutiques ! Ces pratiques coercitives deviennent obsolètes, et leur utilisation extrêmement rare.
Les clubs laissent la possibilité pour chaque sujet d’avoir une place dans la parole ; les clubs firent « péter » les verrous institués et les camisoles de toutes natures, ouvrant les portes à la libre circulation des sujets et de leur parole, et cela, quelles que soient leur singularité.
A Saint Alban, nous assistons aux prémices d’une véritable révolution psychiatrique. C’est en 1946 que F. Tosquelles décida d’ouvrir tous les services dits « fermés » réservés à la catégorie des « agités », et il les répartira sur l’ensemble des autres services. Dans le même mouvement, l’hôpital sera ouvert en permanence avec l’environnement social de proximité. Cette large brèche dans le mur de l’asile eut pour conséquence de permettre l’ouverture de réseaux d’entraide avec les villages aux alentours, et cela dans le contexte difficile de l’après-guerre. Les services d’agités et de « gâteux » disparaissent de St Alban et deviennent inutiles. Il est remarquable que si les malades peuvent circuler comme ils le veulent, que le milieu est ouvert, et qu’ils peuvent œuvrer dans la vie collective, les agités se calment et deviennent fréquentables. Il faut se souvenir que cette révolution psychiatrique commença bien avant l’arrivée des neuroleptiques tels que la chlorpromazine. « L’agitation, ça ne se réduit pas seulement avec des neuroleptiques. Ça diminue à partir d’une certaine qualité de l’ambiance, qui tient si la structure tient (…) C’est comme ça qu’on a pu supprimer les quartiers d’agités, il y a plus de quarante ans. »[10]
En outre, il faut rappeler qu’il n’y a pas eu de famine à Saint Alban pendant la guerre. « A Saint Alban, les malades allaient au ravitaillement dans la montagne. Ça faisait des activités de groupes intéressantes, c’était une bonne préparation pour le secteur (…)[11].
45000 malades mentaux sont morts de faim dans les asiles psychiatriques français entre 1939 et 1945. C’est ce que l’on a appelé par la suite « l’extermination douce ». Oury, provocateur, aimait bien évoquer un contre transfert institutionnel ! 45000 morts, ce n’est pas rien, mais après tout, ce n’était que des fous, pas vrai ? Il y eu sans doute des technocrates pour penser ainsi. Comme l’écrivait en 1970 le psychiatre Roger Gentis : « Je jure que si demain on parlait de liquider en France, par des moyens doux, cinquante à quatre- vingt mille malades mentaux et arriérés (…), des millions de gens trouveraient ça très bien et l’on parlerait à coup sûr d’une œuvre humanitaire (…) J’affirme qu’on trouverait des psychiatres pour dresser la liste des maladies donnant droit à euthanasie (…)[12]
Nous n’oublierons pas, en passant, que les malades mentaux en Allemagne furent les premières populations à être exterminées par Hitler. En France, et pour être d’accord avec ça, nous avions Alexis Carrel… et quelques autres !
Oury quittera Saint Alban en octobre 1949 pour un remplacement comme psychiatre dans une clinique du Loir et cher, à Saumery : « Je me suis installé à Saumery, en octobre 1949. On peut dire que j’y suis encore… J’étais complètement fauché, payé extrêmement peu…je n’étais pas encore médecin, je n’avais pas passé mes cliniques (…) Je sortais de Saint Alban, sans aucune pratique de consultation, il fallait que je me débrouille, être là jour et nuit ».[13]
Dans ce département, il n’y avait que douze lits en psychiatrie pour une population de 250000 habitants, le dispensaire d’hygiène mentale était fermé, autant dire qu’Oury dut faire face à une demande démesurée : il est le seul psychiatre du département, et il n’est même pas encore médecin, il lui reste à écrire sa thèse : pris par l’urgence d’être officiellement médecin (afin de pouvoir prescrire), il l’écrira en deux semaines ! Outre son travail clinique à Saumery, il reçoit des malades en consultations externes, il fait des visites à domicile, au début à vélo, puis il s’acheta une moto. « J’ai fait passer le nombre de malades de douze à quarante, en étant tout seul. Et j’allais voir les fous des environs à vélo. Le secteur avant la lettre »[14]. Oury nommera cette période « le huis clos », ce fut un véritable sacerdoce qui induisit une vie atypique : « Je n’avais que trente ans, j’étais là, tout seul, à travailler vingt heures sur vingt-quatre, sans argent, avec un vélo pour aller voir les fous des environs. Un médecin qui passait par-là m’a dit : Qu’est-ce que vous avez fait, pour faire ça ? Il pensait : peut-être un crime… »[15]
Pendant cette période de Saumery, il fera des rencontres déterminantes : Débutera son compagnonnage avec le jeune Félix Guattari dès 1950[16], puis il rencontrera Fernand Deligny en 1952. Ce dernier avait créé, avec le soutien des Auberges de jeunesse, une association, « La grande cordée », laquelle était un réseau d’accueil en cure libre, d’adolescents décrits comme « difficiles », c’est-à-dire délinquants, fugueurs, voleurs, border line, voire psychotiques. Deligny est le père symbolique des Lieux de vie, j’en parlerai plus loin.
Cette époque, c’est le début de ce que l’on nomma « Les Trente glorieuses », elle est pleine d’énergie, de volonté, et les transformations qui l’accompagnent vont modifier sensiblement les perceptions que l’on se fait des « déviants », les « hors norme », c’est-à-dire les « anormaux ». Les manifestations intempestives de ces sujets renvoient à une double aliénation, à la fois psychique, mais aussi sociale ; et les chercheurs-acteurs de la PI marchent sur deux jambes, selon la métaphore « tosquellienne » : Marx et Freud… mais sans le label du freudo-marxisme officiel, représenté notamment par Reich, Bernfeld, Fénichel, et Marcuse…mais j’en oublie. Si incontestablement Oury était freudo-marxiste, il ne se définissait pas comme tel, il ne se définissait pas, d’ailleurs, et refusa toute sa vie d’être réduit à une étiquette, à un label. Cependant, il racontait qu’il avait eu trois analystes dans sa vie : A. Gide, S. Kierkegaard, et J. Lacan.
Dans l’effort de reconstruction de ce début des Trente glorieuses, naissent de nouveaux secteurs professionnels, chargés de « s’occuper » des déviants et des anormaux ; et les limites entre le normal et le pathologique deviennent incertaines et sont sans cesse (ré)interrogées. Cela va modifier durablement la perception des déviants et leur prise en charge, et cela génèrera dans le même élan, une recherche et une critique radicale de la psychiatrie, du travail social, de l’éducation dites spécialisée qui est – à cette époque - en gestation. Il ne faut pas occulter que nous sommes en pleine période structuraliste, qu’il y a une activité intellectuelle intense, annonciatrice de 68. Oury resta à travailler à La Borde durant tout le printemps 68 ; il est passé à côté de ce qu’il est convenu d’appeler « les évènements ». Comme lui disait Marie Depussé : « Il n’était pas facile de jouer 68 dans un lieu qui avait, là-dessus, vingt ans d’avance. Ils n’ont pas dû le jouer très gracieusement (Marie évoque les débordements de « la bande à Guattari »).[17] Il est dommage que tu n’aies pu quitter La borde, à ce moment-là, pour te promener dans les rues de Paris. Parce qu’il n’y a pas eu que des conneries. Toi qui parle de l’espace du dire, il y en a eu des espaces du dire. »[18]
Ce mouvement à répercussion internationale fut, par-delà la révolte étudiante – qui mit le feu aux poudres - et la grève générale qui dura six semaines, ce que j’ai vécu comme une révolution culturelle, même si je n’avais que quatorze ans. Avec quarante -huit ans de recul, il me semble que ce fut nécessaire à bien des égards, même si nous n’avions vraiment rien compris à la castration. D’où beaucoup de dérives – et il y en a eu à La Borde -, et plus tard, des récupérations idéologiques sociétales. Le comble est que la société libérale triomphante a détourné certains slogans soixante-huitards, par une injonction surmoïque adressée au sujet (dans le sens de l’assujetti) : dans un au-delà du principe du plaisir, il lui est sommé de jouir, c’est-à-dire de consommer. Nous sommes dans un monde parfait, le discours du capitaliste (cinquième discours de Lacan, 1972), est de nous dire qu’il ne saurait y avoir d’objet manquant ni de castration, telle est la nouvelle économie psychique décrite par C. Melman et J.P. Lebrun[19], fondée sur la jouissance objectale.
En cette fin des années soixante, la pensée contradictoire était sans cesse convoquée, les gens se parlaient spontanément dans les rues, il y avait des regroupements partout, une multiplication d’espaces de parole. Nous sortions d’une France frileuse, pudibonde, patriarcale et surmoïque ; il y avait un fort sentiment de libération – sans doute d’origine pulsionnelle - , mais la période était empreinte par des penseurs-phares stimulant la réflexion, la contestation du « ça va de soi » ; il y avait une critique radicale des institutions : du système pénitentiaire, avec les actions du GIP et du CAP[20], de la psychiatrie avec M. Foucault qui inspira beaucoup le courant de l’Antipsychiatrie.
C’est dans ce contexte fructueux que nous assisterons au retour à Freud impulsé par Lacan, à la déconstruction des structures langagières et l’essor de la linguistique, avec Jakobson, de la sociologie - comme sport de combat - avec Bourdieu, de l’ethnologie avec Levis-Strauss, de la production philosophique avec Deleuze, Derrida, Foucault, Althusser, pour ne citer (arbitrairement) que ces quatre-là. Cette effervescence intellectuelle et instituante a un point commun : la remise en cause de l’institution comme structure reproductrice des situations inégalitaires et comme appareils idéologiques d’Etat,[21] bien que ce dernier concept demeure spécifiquement althussérien.
Il y a une vague montante des sciences sociales et humaines, se caractérisant par l’emprise du signe, du signifiant, et de la structure.
Pour en revenir un peu en arrière, dans le contexte de l’après-guerre, il faut souligner que de nombreux infirmiers et/ou psychiatres, déportés dans les camps nazis, refuseront à leur retour toute idée de concentration d’individus, toute idée d’enfermement et de coercition. Il y a un fort esprit de résistance, et Oury en est une incarnation majeure : il gardera la posture pendant 61 ans à La Borde, ce qui évoque un sacerdoce laïc.
La PI prend de l’ampleur, il y a de nombreux lieux qui peu à peu changent leur manière de travailler et d’accueillir la maladie mentale.
« Les diverses élaborations théoriques et les transformations concrètes qu’elles induisent au sein des institutions que différents acteurs animent, se trouvent, en 1952, rassemblés dans un courant qui va prendre le nom de psychothérapie institutionnelle (…)[22]. Oury en eu vite assez de ce concept de PI, il le trouvait pompeux et compliqué. Pour lui, ce qu’il essayait de faire avec son équipe, ce n’était que la moindre des choses, c’est-à-dire de la psychiatrie.
En 1953, il commence une analyse avec Lacan : elle dura 28 ans, et s’achèvera à la mort de son mentor en psychanalyse en 1981. Oury se moquait souvent de lui-même, en proclamant qu’il était analysable à vie ; mais avec Lacan, ce fut une vraie rencontre, aussi importante que celle avec F. Tosquelles. « J’ai pour ce type un respect absolu. Je n’ai pas changé d’avis. Chez moi, c’est le coefficient de stabilité qui est absolu. Ça ne veut pas dire que son travail est au-delà des critiques. En le travaillant, on est amené à le critiquer. Et ça ne m’a jamais interdit d’aller chercher ailleurs ce qui pouvait aider à réfléchir. Je ne me suis jamais senti lacanien ».[23]
Cette année 1953 sera une année décisive. A Saumery, il y a beaucoup de problèmes, générés notamment par la conception architecturale et l’état délabré des lieux. Il y a aussi des tensions avec l’administrateur qui est aussi le propriétaire de la clinique. Oury – qui se fout de l’argent – est salarié et mal payé, alors qu’il travaille seize heures par jour, sept jours sur sept. Dès 1952, il fera le projet de réaménager la clinique, afin de pouvoir créer des ateliers, des lieux de rencontre et de réunions, c’est-à-dire « essayer de faire un peu de PI », et semer les graines recueillies à Saint Alban auprès de F. Tosquelles, pouvoir les réinvestir. Il posera un ultimatum à la Direction, leur donnant six mois pour effectuer les transformations désirées. Rien n’étant fait six mois plus tard, il partira, non sans avoir mis son successeur à la porte de son bureau, et manu militari ! Oury avait « le sang chaud » et était coléreux.
Ainsi, le 10 mars 1953, il prévient le Conseil de l’Ordre et quitte Saumery avec 32 malades, n’en laissant que huit à la clinique, ceux qui ne pouvaient pas marcher. Aujourd’hui, ça parait impensable, Oury se retrouverait en garde à vue ! Cette migration dans le Loir et Cher qui n’est pas sans évoquer une improbable nef des fous, dura trois semaines, les patients seront hébergés dans divers hôtels, et notamment dans une maternité où un étage était vide. Cette errance – réelle – mais qui prendra par la suite les formes d’un mythe fondateur, s’achèvera fin mars 1953, par la découverte du Château de la Borde. Oury, son équipe et les patients y entrèrent sans argent, avec des échéances de remboursement contractualisées avec les propriétaires du château ; mais Oury n’était pas inquiet, compte tenu de la désertification du soin psychiatrique dans le département : « ça » ne pouvait que marcher, et il remboursa toutes les échéances. « En raclant les tiroirs avec les copains, j’ai pu récolter 500 000 francs (anciens). Le propriétaire m’a dit : on peut vous le céder payable en sept ans, et si dans un an vous ne pouvez plus payer, on vous vire. Ça faisait deux millions et demi par an, mais j’étais tranquille parce que j’étais tout seul dans le département, il n’y avait pas d’hôpital public ».[24]
A La Borde, et très vite, après le huis clos de Saumery, il y eu ce qu’Oury appela « l’invasion », à l’origine de cela, il y a Félix Guattari, lequel était déjà lié à Oury depuis Saumery, et qui travailla à La Borde dès l’année 1955, et jusqu’à sa mort en 1992. Il initia un flux migratoire (« Venez à La Borde ! Le monde est à La Borde ! »), ethnologues, médecins, philosophes, artistes, psychiatres et antipsychiatres y convergent, chacun doit se confronter à La Borde, l’antithèse de la psychiatrie concentrationnaire ; il y eu même du voyeurisme, voire un certain « tourisme psychiatrique » qui exaspérait Oury, et les clichés et autres représentations imaginaires abondaient. Néanmoins, et par-delà ce folklore intellocrate, une centaine de psychiatres y firent leur internat, et l’institution forma des milliers de stagiaires. Il y eut un véritable engouement, et il fallait la plupart du temps attendre des années pour venir y faire un stage, tant il y avait de candidatures. Ce fut – et c’est encore ? – un lieu de formation praxique et clinique.
1955, c’est l’année où s’organisent les premiers stages d’infirmiers psychiatriques, encadrés par des formateurs des CEMEA.
1957 est une année marquée par la création du Groupe de Sèvres, sous l’impulsion de G. Daumezon. Le groupe dura deux ans, mais il laissera des traces tangibles sur la praxis psychiatrique, notamment sur la participation des infirmiers aux psychothérapies, ainsi que sur l’avènement de la future politique de secteur. C’est aussi autour des orientations du Groupe de Sèvres que s’élaborera un projet ambitieux de formation des infirmiers de secteur psychiatrique.
Quatre ans après sa création, La Borde se confond déjà avec son fondateur. Ce fut un lieu qu’il sut maintenir vivant, malgré les tracasseries administratives et financières, les attaques au prix de journée, les injonctions de mise aux normes (notamment la cuisine), les pesanteurs, les pressions de toutes sortes, voire des hostilités et des calomnies fantasmatiques (La Borde, maison de retraite pour vieux gauchistes, de drogués, lieu de vie pour marginaux et clochards, où se pratiquent des orgies sexuelles entre soignants et soignés …) ; sans compter les débordements causés par certains pseudos-disciples de Guattari, et autres visiteurs invasifs, partisans d’une antipsychiatrie primaire.
« Ceux contre lesquels je peste toujours, que j’appelle les soixante-huitards, il (Guattari) les a trainés dans son sillage, et ça a eu des effets parfois infects sur La Borde. Ici, ils avaient renversé une poubelle devant mon bureau, et avaient mis des pancartes en me traitant de sale capitaliste. A ceci près qu’ils venaient de Paris en promenade, et que je travaillais vingt heures par jour ».[25]
La Borde, et la personnalité d’Oury attira de nombreux psychiatres, il était – et est encore - une référence incontournable en psychiatrie, un réseau était très actif, bien souvent en lien avec Lacan et l’Ecole Freudienne de Paris, et c’est ainsi que les 4 et 5 juin 1960 eut lieu la première réunion du groupe qui allait devenir le GTPSI[26]. Les 35 membres, praticiens en psychiatrie et chercheurs-acteurs, gravitent tous autour des deux lieux historiques, Saint Alban et La Borde. Il y eut au total quatorze rencontres entre 1960 et 1966. « Ce serait très intéressant, si c’est publié, de relire des extraits des minutes du GTPSI. On se réunissais autour de thèmes du genre « fantasme et institution », ou bien « transfert et institution », ou « l’argent à l’hôpital psychiatrique », etc… Je regardais, par exemple, celui de novembre 1961, c’est étonnant, deux cents pages à chaque fois. On travaillait le matin, l’après-midi, et le soir, et l’on remettait ça le lendemain. Et le matin, on se racontait nos rêves (…)[27]S’y retrouvent : J. Oury, F. Tosquelles, R. Gentis, H. Torrubia, J. Ayme, H. Chaigneau, F. Guattari, G. Pankow, J. Schotte… et quelques autres. Ces rencontres étaient des discussions « à bâtons rompus » - hors tout esprit de consensus - entre de vieux amis et complices ; et si le climat y était convivial, le niveau théorique était très haut, chaque participant étant un praticien expérimenté, et surtout, en posture de recherche permanente.
La psychiatrie, malgré la déconsidération dont elle est l’objet, est quelque chose de très complexe, de très rigoureux, si l’on veut comprendre ce que l’on fait. Il y avait au sein du groupe un esprit cultivant l’intranquillité et la recherche, et qui refusait toute simplification dogmatique et autres recettes. C’était un groupe réuni autour de la clinique psychiatrique, éclairée par la psychanalyse de Freud augmentée par Lacan, ce dernier étant lui-aussi psychiatre hospitalier, et se définissait comme tel, ce qui annule certaines représentations erronées de Lacan, comme un psychanalyste de salon, éloigné de la clinique. Ce même Lacan participera ponctuellement aux travaux du GTPSI, lequel était délibérément d’inspiration lacanienne.
1971 : Oury anime un séminaire hebdomadaire à la clinique de La Borde. Il s’agit, comme il dit « d’un exercice hebdomadaire d’improvisation » devant un public hétérogène et souvent extérieur à La Borde. Tous les mercredis soir, il parle durant une heure trente sans notes, sans rien préparer, il improvise, il associe, il pense tout haut.
1981 : Lacan est mort et c’est le début du séminaire (mensuel) de Saint Anne. Il regroupait jusqu’à 200 personnes venues de toute la France, et même de Belgique. Comme le dit Oury : « (…) il faut essayer de justifier le choix des thèmes qu’on essaie d’évoquer. Je ne prétends pas chaque année faire le tour des problèmes. Il s’agit surtout de souligner l’importance d’un thème, d’un concept. Nous avons commencé en octobre 1981. Chaque année, il y a eu un thème : le transfert, transfert et espace, la décision, la vie quotidienne, le collectif, les groupes, le Réel, etc… ce serait intéressant de voir ce qu’il en reste – non pas seulement dans la tête de chacun – mais surtout dans la pratique. »[28]
Il anima les séminaires de St Anne et de La Borde jusqu’à la fin de sa vie.
1992 : Mort de Félix Guattari. Malgré certaines tensions et des divergences passées, Jean Oury est très peiné, car c’est un compagnonnage de 47 ans qui s’achève : « C’est vrai qu’on avait recommencé à réfléchir sérieusement ensemble, et qu’il avait pris le chemin de mon séminaire, alors que, pendant des années, ses disciples traitaient de pauvres cons ceux qui venaient écouter ce sale curé. On avait plein de choses à se dire, c’était comme un nouveau début. Mais ce couillon, il est mort, et Deleuze aussi, de chagrin (…) C’est vrai. Dans les pires moments d’opposition, ça n’a jamais cassé. Il y avait une sorte de connivence lointaine qui tenait (…) Cette connivence, ça permettait de traverser n’importe quel conflit apparent ou réel, ça tenait. Et ça avait commencé en 1945. »[29]
Jean Oury est mort le 15 mai 2014, à la clinique de La Borde…
« De ses mains sont tombées les trois cartes dont jouait sa passion éthique, la psychose, l’institution, et la mort (…) »[30] Oury nous laisse une œuvre écrite, c’est-à-dire dix- sept ouvrages, dont certains sont des livres d’entretiens. Oury a une écriture très dense, il écrit un peu comme il parle, mais quand il parle, il pense tout haut, et sa pensée, d’inspiration philosophique, marxiste, et psychanalytique, est souvent difficile d’accès. Elle demande au préalable d’être familiarisé avec cette culture multi référentielle. Comme sur le divan – dont il a une expérience approfondie d’analysant et d’analyste -, il associe, il métaphorise, rebondit, contextualise, dialectise, - il faut suivre, c’est parfois déroutant, insaisissable - il illustre ses concepts par des situations cliniques très riches qui éclairent la théorie, et ses références recouvrent beaucoup de champs, y compris le champ philosophique, et notamment Marx, Hegel, Heidegger, et particulièrement Kierkegaard.
Par sa culture encyclopédique, Oury ouvre sur beaucoup d’autres, le lire est un bonheur d’épistémophile, je suis « travaillé » par Oury, ce fut pour moi - et c’est toujours – une vraie rencontre, quelque chose qui fait sillon dans le réel, même si cette rencontre n’est qu’imaginaire et symbolique. Pour le lire, il est recommandé – peut-être - de commencer par lire des recueils d’entretiens, c’est ce qui est le plus accessible, bien que, selon l’interlocuteur, les échanges peuvent être parfois de haut vol. Il est regrettable que ses séminaires n’aient été publiés que très partiellement[31]. Lire toute son œuvre, et en particulier les séminaires, ça demande un effort, ce n’est pas « donné », ce n’est pas du « prêt-à-penser », c’est comparable à la lecture de Lacan, cette pensée de Lacan qui se cherche sans cesse, toujours en travail et jamais close sur elle-même, ouverte à toute déconstruction. Oui, c’est difficile, et comme le dirait Léo Ferré, « il faut prendre sa loupe et ses bachots ». Jean Oury revendiquait pour son compte une grande rigueur théorique, il détestait les simplifications, les lieux communs, les poncifs et les tautologies ; et s’il articula la clinique psychiatrique à la politique, c’est dans le sens noble du signifiant « politique » : c’est-à-dire agir sur son milieu en défendant une position éthique exigeante, juste mesure entre l’action et le désir, et branchée sur le Réel ; ce qui n’a rien à voir avec la politique politicienne contemporaine qui s’engraisse d’elle-même et ne cherche que le pouvoir, lequel est du côté de l’imaginaire !
Avec Tosquelles et quelques autres, il créa un courant critique qui s’étaye sur la psychanalyse, le marxisme, et la phénoménologie, remettant sans cesse en question les structures pyramidales, les positions hiérarchiques, les statuts, fonctions, et rôles ; qu’utilisent allègrement les technocrates, liquéfiant le lien social et le sens de l’humain. Oury était un psychiatre « de l’homme » qui soulageait les souffrances et ouvrait de nouveaux possibles à « l’aliéné », et s’il affirmait souvent que la psychanalyse était l’alphabet de la psychiatrie, à l’unisson avec Lacan, il devait dire modestement : « Nous allons apparemment nous contenter de nous faire les secrétaires de l’aliéné. On emploie d’habitude cette expression pour en faire grief à l’impuissance des aliénistes. Eh bien, non seulement nous nous ferons ses secrétaires, mais nous prendrons ce qu’il nous raconte au pied de la lettre – ce qui jusqu’ici a toujours été considéré comme la chose à éviter (…) »[32]Le secrétaire de l’aliéné n’est pas dans une posture passive d’enregistrement, cela nécessite une écoute active afin que les énonciations du sujet psychotique puissent s’inscrire, tel un texte, dans le symbolique.
En cette époque non épique de dérive managériale et de normalisation, en psychiatrie comme dans l’ensemble du travail social, il est plus que nécessaire de transmettre les idées de Jean Oury, partout où c’est possible : si l’on regrette sa disparition, il ne faut pas le laisser enterré dans un musée de la psychothérapie institutionnelle.
[1] Marie Depussé est écrivain et professeur de littérature à Paris VII- Jussieu. Elle s’associa dès l’âge de vingt ans au travail de La Borde. Elle a notamment écrit « Dieu git dans les détails : La Borde, un asile » (1993), et « A quelle heure passe le train ? Conversations sur la folie » (2003) », cité souvent dans cet ouvrage.
[5] Il y a plusieurs jeunesses, comme il y a de multiples façons de vieillir. Je hais toutes les globalisations nivellatrices qui liquéfient le sujet singulier : les jeunes, les vieux, les fous, les arabes…les femmes !
[8] Jacques Lacan, « De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité », Le Seuil 1932.
[17] Il ne faut pas confondre les effets de certains « groupies » de Félix Guattari et ce dernier, qui n’en était pas responsable. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’a pu les empêcher.
[20] Groupe d’Informations sur les Prisons » animé notamment par M. Foucault, et le Comité d’Action des Prisonniers.
[21] Louis Althusser « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », in « Positions », Editions sociales 1976.
[31] Voici, et à ma connaissance, les seules transcriptions publiées : « Le collectif », le séminaire de Saint Anne (1984/1985), « Les séminaires de La Borde » (1996/1997), Champ social éditions, et le séminaire de Saint Anne (1990/1991) sur « l’aliénation », Galilée 2012.