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PRAXIS 74 . Travail social et psychanalyse.
14 février 2016

Celui qui faisait sourire les schizophrènes...

 

Le séminaire sur Jean Oury et la psychothérapie institutionnelle a commencé le samedi 6 février, et si nous ne sommes pas très nombreux, c’est un groupe actif, et si deux des participantes travaillent en psychiatrie, leur réalité professionnelle est loin d'être désespérante, comme qui il y a des bonnes nouvelles. Aujourd'hui, je publie l'introduction à ce séminaire, peut être cela suscitera en vous un peu du désir que nous partagions tout cela ensemble, c'est à dire par des dialogues et élaborations - en référence à la praxis clinique de chacun - dans un petit groupe restreint. La prochaine session se déroulera le 19 mars, de 13h30 à 17h, au cabinet de psychanalyse, 23 rue de Savoie 74700 Sallanches. Pour me joindre : 06.16.13.26.48. Il est possible de « prendre le train en marche », j’adorais ça, lorsque j’étais jeune ! 

 

Séminaire « découverte de la psychothérapie institutionnelle »

« Jean Oury, celui qui faisait sourire les schizophrènes »

 

  1. Présentation du séminaire, introduction à la PI

Jean Oury nous a quitté le 15 mai 2014, il avait 90 ans, et il était onze heures du soir à la Clinique de La Borde. Sa disparition – celle d’une figure historique de la psychothérapie institutionnelle (que j’appellerai PI pour faire plus court) – a généré des dizaines de textes, de numéros de revues, et d’articles, plus ou moins biographiques, voire parfois hagiographiques. Je n’ai pas l’intention de faire un séminaire mémoriel et nostalgique, mais plutôt que nous parvenions ensemble, à « attraper » certains de ses concepts opérationnels, de ses outils de compréhension de la maladie psychique, c’est-à-dire nous réapproprier sa pensée. C’est une condition de salubrité dans cet univers gestionnaire déniant tout intérêt aux pratiques institutionnelles, dans lequel le malade psychique est objectalisé, c’est-à-dire considéré comme un usager-client-objet de soins, et non sujet de sa guérison.

Durant ces trois demi-journées, et par-delà l’intitulé du séminaire : « Jean Oury, celui qui faisait sourire les schizophrènes », il y aura la Folie et le désordre. Cette Folie occupe la place, comme en filigrane. Autre signifiant maître : l’institution… et Oury durant toute sa vie se posera sans cesse cette question : qu’est ce qui fait institution ? Cette question de l’institution s’origine dans les pratiques d’analyse institutionnelle, nées à l’Hôpital psychiatrique de St Alban (Lozère), avec François Tosquelles et Lucien Bonnafé, pendant la seconde guerre mondiale. Cette praxis psychiatrique - qui sera nommée PI dans les années cinquante – redonnera la parole aux malades, leur permettant aussi de circuler librement dans les divers espaces hétérogènes de l’hôpital, et de participer à la vie quotidienne du collectif. Nous verrons que la PI accorde une grande importance au cadre de soin, c’est en rapport avec la société et ce qui fait lien social, car s’il y a une aliénation spécifiquement psychique (aliéné : perdre le lien avec le réel et le Symbolique), il y a d’abord une aliénation sociale qui impacte sur le psychisme des sujets les plus fragiles.

La PI est une double utopie psycho-sociale, fonctionnant encore en certains lieux qui résistent à la pression normalisatrice. Elle n’est pas, à priori une discipline d’enseignement, elle a un statut à part, comme la psychanalyse ; la PI n’existe que par / et dans les lieux « où ça se passe », s’originant d’un double mouvement, celui de la psychanalyse inspirée par Freud et Lacan, et le mouvement social de l’après-guerre, d’inspiration marxiste. Dans cette dynamique qui tend à soigner l’institution, et qui s’origine à St Alban, puis à La Borde et d’autres lieux, se dessine la sectorisation psychiatrique. Elle verra le jour en 1960, il s’agit d’une vision territoriale de la psychiatrie, qui s’illustrera par le développement d’une psychiatrie « extra-muros », où sera privilégié le maintien du patient au sein de sa famille. La psychiatrie est de plus en plus extra hospitalière, par le développement des CMP, des appartements thérapeutiques, par les hôpitaux de jour. En ce sens, et pour ironiser comme Jean Oury, en colère : « C’est l’antipsychiatrie qui a finalement gagné ! ». Ainsi, la politique de secteur, inspirée par Bonnafé, fut dévoyée et détournée de son esprit, et nous allons voir pourquoi.

A partir de 1972 et de certains nouveaux textes régissant la psychiatrie, naît une tension entre une psychiatrie de l’évaluation médicalisée, inspirée par les neurosciences, la biologie, et le comportementalisme ; et les psychiatres institutionnalistes et désaliénistes, inspirés par la psychanalyse et la pensée de Lacan. On peut constater une dérive gestionnaire dès la fin des années 70, à la fois managériale et scientiste ; d’année en année, elle gagne du terrain, et tend à devenir hégémonique ; et ce n’est pas sans conséquences pour la psychiatrie, les malades, et les familles – et je regrette l’absence de praticiens en psychiatrie, afin d’accréditer ou contredire mes propos…qui ne tombent pas du ciel ! – Bon, concrètement, voici quelques conséquences funestes qui ressemblent à un sabotage de la psychiatrie et à une mort annoncée :

  • Disparition en 1992 de la formation et du diplôme d’infirmier de secteur psychiatrique.

  • Banalisation médicale de l’internat de psychiatrie.

  • Sous encadrement des services induisant une recrudescence des mesures d’isolement et de l’utilisation des contentions.

  • Disparition, en quatre décennies de 60000 lits en psychiatrie.

 

Cette situation d’agonie n’est pas sans effets sociétaux : 1/3 de la population carcérale souffrirait de troubles mentaux, de même que 50 % des sans- abris. La psychiatrie, comme dans la grande distribution, travaille à flux tendus, s’efforçant de « gérer »[1] les crises psychiques, afin de renvoyer le patient chez lui dès que c’est possible. On ne soigne plus, on tempère l’urgence, faute de lits, les places sont chères ! Dans un service de psychiatrie de liaison de la région, j’ai vu des praticiens hospitaliers bien embarrassés : il n’y avait qu’une place dans l’établissement, et il fallait choisir entre un patient mélancolique et suicidaire, et un bipolaire en pleine crise maniaque, dangereux pour lui-même et les autres ! Cruel dilemme pour un praticien hospitalier…il ne faut pas s’étonner si la France manque autant de psychiatres, ça ne se bouscule pas, tant il est de notoriété que la psychiatrie est déconsidérée, voire méprisée, et que les conditions de travail y sont de plus en plus difficiles.

Comme le disait justement Bonnafé, nous sommes passés de l’internement abusif à l’externement généralisé. La société veut ignorer la folie ordinaire, elle prône implicitement un monde sans fous, une société de consommateurs de semblants d’objets @[2], individus tous semblables, adaptés et dociles, béats-morts, anesthésiés, et amorphes. Quant aux plus atteints et les plus dangereux, ils finiront dans les oubliettes de la nuit sécuritaire, ce ne sont pas les lieux qui manquent ! La psychiatrie se veut contrôle social, elle se réfère au Discours de la Science, cela induit des thérapies protocolaires, médicalisées, celles qui sont le plus susceptibles d’être quantifiées, où règne le primat du paiement à l’acte, des pratiques évaluables, et selon le modèle dominant des « bonnes pratiques », prônées par la Haute Autorité de Santé.

Tel est le tableau de la psychiatrie contemporaine, celle qui se fait au détriment du sujet malade qui n’est pas écouté, aux dépens aussi d’une praxis institutionnelle qui a fait ses preuves pendant des décennies ; par la mise à l’index de la psychanalyse par le ministère de la santé, et notamment dans le soin des enfants autistes. Les patients subissent de plein fouet les effets d’une idéologie[3] de la normalité, c’est-à-dire l’adéquation avec le vivre en société, par la rééducation psychosociale. L’injonction implicite est adaptation aux normes sociétales, c’est-à-dire à se conformer à ce que la société leur demande d’être, et ce faisant, en reprochant à l’insensé ce qu’il n’est pas, niant de ce fait toute la singularité du sujet.

Tous les praticiens en psychiatrie que je connais convergent dans le même constat : depuis deux décennies, les conditions d’exercice de la psychiatrie se sont considérablement dégradées. Compte tenu des sous-effectifs et du manque de lits, la demande de soin est bien supérieure à l’offre ; alors les malades échouent en médecine générale, en « soins de suite », en gériatrie ou en EHPAD[4] pour les plus âgés.

Ce séminaire est l’occasion de se poser la question : est-ce que la PI a encore un avenir, en ce début de millénaire marqué par la pulsion de mort (et de meurtre) ? Notre époque n’est pas sans rappeler ce qu’annonçait déjà Freud – ce visionnaire – en 1929, dans « Malaise dans la civilisation »[5]. Alors, s’il y a un avenir, sortons de la tentation du passéisme, du « c’était mieux avant, la psychiatrie, avec Tosq et Oury… ».

Bien sûr que c’était mieux « avant », je peux en témoigner. Cet « avant » évoque en moi l’amour des commencements, et cette écriture intelligente, élégante et subtile, j’ai nommé l’écrivain et psychanalyste J.B. Pontalis[6] :

« Quand Lacan, inspiré, nous entrainait dans la sinuosité de sa parole, apostrophant soudain son auditoire – nous étions à peine une centaine – et qu’il n’avait pas encore fabriqué de « lacaniens »

Quand la psychanalyse était encore inventive ou même, dans un temps plus reculé, objet de scandale (…)

Quand le mot « Révolution » était porteur d’espoir (…)

Quand, et quand, et quand (…)

Mais cet « avant » ne doit pas nous empêcher de vivre le présent et d’essayer de le transformer, accueillir ce qui vient, aussi anxiogène soit-il, et ne pas rester « scotché » sur le passé, comme des anciens combattants.

Comme l’écrit si justement Joseph Rouzel[7] « Certes, la nost-algie n’est plus ce qu’elle était, mais c’est quand même une sourde douleur qui prend au corps et au cœur. Une algie, une douleur du retour, du « c’était mieux avant ». Ça fait souffrir. Ça pince. Mais comment avancer à reculons ? Douleur ou doux leurre ? Ce qui en son temps marqua notre enfance de l’art, de se faire compagnons de route de dits « psychotiques », n’est plus que ruine de l’âme. Bien sûr, les doux noms de « Tosq », comme on l’appelait gentiment, Oury, Gentis, Bonnafé, Torrubia, etc., nous bercent, mais serait-ce d’illusions ? L’au-delà freudien n’a rien de religieux, c’est la pulsion de mort et ses avatars. La nostalgie en est un des fers de lance. Revisiter le passé à pied sec ne peut que poser en ligne de mire de le dépasser, de s’en libérer. Pas de s’y ficeler[8].

Oui, il faut aller « de l’avant », même si « ce qui vient » est surtout anxiogène pour le soignant qui voudrait bien faire ce pourquoi il est payé. L’orientation biologico-comportementaliste de la clinique psychiatrique est dominante, même s’il y a de la résistance dans quelques bastions irréductibles. De nos jours, la parole du psychotique est déconsidérée et « hors sujet ». Les psychanalystes qui œuvrent en psychiatrie soulignent la nécessité de l’écoute de cette parole, de sa prise en compte, car il y a quelque chose à en apprendre. A notre époque non épique, la psychanalyse n’a pas le vent en poupe, mais elle s’en remettra, ce n’est pas la première fois qu’elle subit des attaques. Mais il y a quand même une tendance lourde en psychiatrie qui réfute l’approche analytique et institutionnelle, préférant privilégier la « raisonnable » association du scientisme, du comportementalisme, de la psychopharmacologie et des discours sécuritaire sur la dangerosité des plus fous. En outre, les inspirateurs – non inspirés – de cette psychiatrie agonisante sont très condescendants à l’égard de ceux qui animent – et à contre-courant- les derniers lieux où se niche la PI, c’est-à-dire ceux qui font encore de la psychiatrie. Les acteurs de cette psychiatrie humaniste et alternative seraient de doux rêveurs passéistes, et autres post-soixante- huitards attardés[9]. Ce n’est pas l’avis de Michel Marie-Cardine, psychiatre lyonnais qui écrivait : « La PI représente encore un mode de traitement privilégié des psychoses les plus graves » et en concluait dans le même article : « qu’elle demeure l’un des éléments majeurs du traitement des malades mentaux graves. (…) La PI, considérée comme le mouvement indispensable à l’exercice d’une psychiatrie ne se contentant pas d’un modèle basé sur la seule chimie du cerveau, ou sur le seul couple « stimulus /réponse ».[10]

Ce séminaire est l’occasion de visiter cette praxis de l’institution qu’est la PI, essayer d’en « attraper » quelques concepts, en particulier ceux issus de la « boite à outils » d’Oury ; de comprendre le sens et la nature de ce travail pathoplastique[11], qui consiste à créer des lieux psychothérapeutiques, à haut potentiel soignant, un  travail qui s’étaye sur le collectif soignant /patients, sur les modalités du « vivre ensemble », un travail qui existe encore aujourd’hui en quelques lieux. Dans le contexte contemporain, il s’agit d’ilots de résistance, des lieux éthiques qui ne cèdent pas au fatalisme du discours dominant : dans certains services de psychiatrie publique et privée, dans certains lieux de placement de la Protection de l’enfance, je pense notamment à l’expérience de certains LVA[12] qui ont gardé une éthique, ceux qui accompagnent et soutiennent les travailleurs handicapés en ESAT, ceux qui soutiennent les enfants en ITEP, en IME,  les personnes très âgées en EHPAD ; certaines classes expérimentales dans l’enseignement, puis enfin, certains instituts de formation tels que PSYCHASOC[13] et les CEMEA[14], pour qui la formation des travailleurs sociaux n’est pas un formatage, mais au contraire le lieu (topique) d’une prise de conscience et de transformation, dans et par le groupe de formation, tout en étant un espace d’apprentissage et de savoir. Auto-formation, mutuelle, guidée et active…

Aujourd’hui, nous rencontrerons Jean Oury par une brève biographie. Nous ferons ensuite – et pour paraphraser Michel Foucault – « un petit tour de folie », c’est-à-dire un détour historique en psychiatrie, sur la manière dont la société traitait ses insensés, à travers les âges. Mon support d’intervention est un texte que j’ai construit, il a demandé un temps de gestation, c’est du travail. Je vous l’ai envoyé afin que vous puissiez vous en servir de support. Si je l’ai écrit et que je souhaite le relire avec vous, en prenant le temps, et en le commentant, je ne veux pas que nous soyons rivés à mes signifiants, ce qui serait une aliénation de plus. Par conséquent, n’hésitez pas à m’interrompre, me poser des questions, de me demander de reformuler, je me nourris de vos interlocutions. Ce séminaire, comme celui de l’an dernier doit être rythmé par des discontinuités, des respirations, des ruptures, tout en gardant le cap, et un fil conducteur que nous déroulons ensemble, je sais où je vous emmène. Ces trois demi-journées ne seront réussies qu’à la condition de l’interactivité. Je ne fais pas un cours, et je ne vois pas au nom de quoi j’en ferais un, même si j’en avais la tentation. Mon intention est de vous transmettre quelques petits bouts de savoir épars, votre savoir à vous fera supplément d’âme à ce séminaire qui n’est que mon bricolage personnel ; fait de longues lectures, de vision de films sur la question, d’échanges avec des complices – et « maitres » ! – qui eux, ont bien connus Oury, Tosquelles et Bonnafé, et bien sûr, par ce travail d’écriture, lequel m’est indispensable. Je suis d’une génération de l’écrit et l’assume sans complexes.

L’an dernier, nous nous sommes réunis pendant trois matinées pour un séminaire intitulé : « Louis Althusser, entre génie et déraison ». Cette année, il s’agit de « Jean Oury, celui qui faisait sourire les schizophrènes ». Il y a quand même un point de réel énigmatique entre ces deux thèmes, « ça » parle de la Folie. D’un « soigné » et d’un « soignant », et les deux ont laissé une œuvre, une empreinte dans le symbolique.

Serais-je marqué par la Folie ? Ferait-elle habitus ?[15] 

 

 



[1] Gérer ! Ce signifiant en inflation galopante n’est pas anodin, voir l’utilisation abusive qui en est faite, en travail social, en psychiatrie, dans l’éducation, comme si les sujets humains étaient des marchandises pris dans des flux, c’est-à-dire des objets gérables et floués !

 

[2] Objet « cause du désir » …le dernier IPhone, la dernière tablette, le dernier produit amincissant…tous ces ersatz censés combler le manque à être, nous y reviendrons….

[3] « La représentation du rapport imaginaire des individus, à leurs conditions réelles d’existence », d’après le philosophe Louis Althusser.

[4] Dans un EHPAD dans lequel j’intervenais comme superviseur, parmi les 85 résidents, il y avait 15 psychotiques vieillissants, dont certains très délirants. Les équipes pourtant de bonne volonté, se sentaient démunies face au désordre, la Folie, la fureur, l’angoisse et la mort….

[5] « Malaise dans la civilisation », S. Freud, Editions Points, 2010

[6]  J.B. Pontalis, « Avant », Folio 2012

[7] On ne le présente plus, mais pour ceux qui le méconnaissent, il s’agit d’un psychanalyste issu du travail social, superviseur, écrivain, formateur, et notamment directeur de l’Institut européen PSYCHASOC (psychanalyse et travail social), à Montpellier. Voir bibliographie en fin de séminaire.

 

[8] Joseph Rouzel, « La psycho, terre- à pies, institue si on aile » in Sud-Nord N° 26, « La psychothérapie institutionnelle, matériaux pour une histoire à venir », ERES 2015.

 

[9] Au signifiant « soixante-huitard » qui ferait S1, est souvent associé un S2, celui « d’attardé », illustration annexe de l’idéologie des dominants ?

 

[10] Revue Sud Nord N°26, page 8 (déjà citée)

 

[11] La pathoplastie est un des concepts principaux de Jean Oury, nous en parlerons lors de la dernière session.

[12] Lieux de Vie et d’Accueil

[13] Déjà cité.

[14] Centres d’Entrainement aux Méthodes d’Education Active, mouvement d’éducation populaire né en 1937.

[15] Système de dispositions acquises et durables, concept cher à Pierre Bourdieu, et à mon sens, à mi-chemin entre la sociologie et la psychanalyse.

 

 

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