Les conduites riscogènes
Les conduites riscogènes
« Exposer la viande »… Ego texte autobiographique
Derrière ce titre aux signifiants énigmatiques, il y a en filigrane comme un leitmotiv, une proclamation légitimant les conduites à hauts risques qui furent miennes, pour l’essentiel, entre vingt et trente ans, c’était dans le contexte des années 70/80, au sein d’un groupe de jeunes alpinistes en quête d’utopies alpines (convoitise de l’ascension des plus grandes parois des Alpes) et de légitimation, à savoir l’obtention – un jour hypothétique - du diplôme de guide de haute montagne, ce Graal chamoniard, objet cause du désir. Devenir guide, c’était accéder au statut symbolique de héros, encore un effet imaginaire. Je reviens à cette proclamation, un peu tonitruante, un peu cynique, elle me réassurait ainsi du bien-fondé de ma pratique, et légitimait mon agir de sujet alpiniste, ainsi, je disais souvent, à qui voulait bien l’entendre : « Si tu veux faire de la montagne un peu sérieusement, si tu veux progresser, t’es obligé d’exposer la viande ! ».
Parfois, j’énonçais une variante tout aussi lapidaire, mais allant dans le même sens : « Nous sommes des dingues, par conséquent, on fait des trucs de dingue ! ». Pendant une bonne décennie, j’ai suivi cette assertion à la lettre, et je peux affirmer avoir beaucoup de chance d’être vivant, alors que la « camarde » exerçait régulièrement des prélèvements au sein de nos troupes alpines… oui, de la chance, et, ce qui peut faire la différence, un instinct de vie plutôt puissant, et lequel, jusqu’à aujourd’hui, m’a toujours étayé, et m’a permis de rebondir… du pire (vous remarquerez que je ne parle pas de résilience, étant définitivement fâché avec les concepts « à la mode », et de ce fait galvaudés, que l’on met « à toutes les sauces », du genre « on en parle sur Télématin entre deux recettes de cuisine, « une bouillie de chat théorique », au bout du compte).
Pratiquer la montagne de cette façon était un mode de vie, certes atypique, et qui engageait tous les instants, cela voulait dire accepter de quitter souvent sa petite « bulle de bien-être », accepter la souffrance comme le plaisir, accepter d’avoir froid, d’avoir chaud, d’avoir soif, d’avoir faim, d’avoir mal, vivre avec le risque de la chute de pierres, de glace, du changement soudain de temps au milieu d’une paroi engagée, de la foudre, de la fatigue, alliée à la déshydratation, de l’annihilation de la vigilance, c’est-à-dire au bout du compte, une activité en prise directe avec le risque de mort, et ce dernier, omniprésent, possible, imminent, damocléen, telle une idée envahissante, , une idée obsédante et ambivalente de la castration ultime qu’est la mort, c’est-à-dire plus jamais de jouissance.
L’ambivalence est justement dans cette jouissance mortifère à côtoyer cette menace de mort, une jouissance qui du coup, nous rendait très « vivants », (bien plus vivants, pensions-nous, que les autres, les tièdes, les gens normaux, les ramollis, les « assis ») nous étions avides de sensations fortes, invoquant le dérèglement de tous les sens rimbaldien, nous brûlions la vie par tous les bouts, exorcisant mutuellement nos peurs récurrentes dans une fête que nous aurions rêvé éternelle (l’utopie des années 70, c’était l’assomption du désir du sujet), entre deux ascensions souvent plus ou moins épiques, et les raconter refondait à chaque fois le mythe..
Autant vous dire que les conduites à risque, je me sens autorisé à en parler, je connais, j’ai expérimenté, ce fut même un certain mode de vie, voire un état d’esprit, un style, une posture mentale, par laquelle je cultivais d’une façon mythique et romantique l’idée de ma propre mort, toujours imminente, bien sûr : « On n’arrête pas un homme qui porte son suicide à la boutonnière ». Les décennies se sont succédées, et comme il y a peu de temps, l’évoquait mon père avec l’humour caustique qui le caractérise, je suis toujours bien là, alors que - pour ne pas vieillir- je ne devais pas dépasser 20 ans, puis dans la foulée, j’avais différé cette date funeste à l’âge du Christ en croix, et au bout du compte, je suis toujours vivant, ayant certainement eu plus de raisons de vivre que de mourir. Avec l’âge canonique qui est le mien, je ne cultive plus l’idée de ma propre mort et mes pratiques se sont modifiées, une mutation qui va de l’alpinisme à l’endurance en montagne, un petit zeste d’imaginaire dans cette idée de dépassement de soi, mais surtout un but de pratique de santé, et puis pas mal non plus de réparation narcissique, je ne me voile pas la face… encore cette dictature de l’image, et cette peur du vieillissement, d’où l’intention plus ou moins consciente de garder une certaine stature…une sorte de « semblant »qui est de l’ordre de l’imaginaire.
*La conduite à risque serait une pathologie sociale qui rappelle ce qu’il est convenu de nommer « conduite ordalique » des temps modernes ; l’ordalie étant un jeu avec la mort. Notre époque est traversée de paradoxes : Ainsi, la société se veut de plus en plus sécuritaire et normative, en recherche d’un impossible risque zéro, alors que de plus en plus de jeunes et moins jeunes, s’adonnent à des pratiques dangereuses, voire très dangereuses, des activités dites accidentogènes, des pratiques qui font du risque une aventure, provoquée ou non par un défi au sein d’un groupe d’appartenance, générant souvent une addiction à une jouissance mortifère.
Alors, qu’en est-il de cette pathologie des conduites à risques ? Peut-on les définir, et aborder les rives d’un questionnement sur la causalité de ces conduites ?
Nous distinguerons ce qui est de l’ordre du sujet et ce qui est de l’ordre de l’idéologie.
La conduite riscogène (excusez ce néologisme) serait une pathologie de l’agir et de l’imaginaire. D’un point de vue étiologique, nous en repérerons trois ordres de causalité: l’identification imaginaire, la réparation narcissique, la recherche d’une jouissance, voire les trois à la fois dans mon cas.
Les conduites riscogènes prennent de multiples formes, nous les identifierons à partir de la mise en défi de trois grandes institutions sociales.
- Les institutions symbolisant l’ordre public (police, gendarmerie, pompiers, armée, justice, sécurité routière).
- Les institutions dites de prévention de la santé publique (médecine, hygiène, alimentation).
- Les institutions de l’imaginaire social (sport, mode, médias, esthétique et canons de la beauté, consommation).
Pour la mise en défi de l’ordre public, nous évoquerons les pirates de la route, les amateurs de rodéos urbains, à moto ou en voiture, ou encore sur des routes accidentées en montagne, sans omettre la guérilla urbaine. De nombreux actes de délinquance en groupe sont du même registre, il s’agit généralement de défis et de surenchère, afin de se conformer à une image, celle du groupe, de la bande, famille imaginaire, et identification hétéro morphique au chef.
Pour les mises en défi de la santé et de la prévention, il y a toutes les formes d’addiction à des produits (alcool et stupéfiants), mais il y a des addictions au jeu, au sexe, à des pratiques sadomasochistes, toutes aussi destructrices au niveau psychosocial, il y a aussi le détournement de la pharmacopée et les accros aux anxiolytiques, et peut-on ignorer l’hyper activité professionnelle qui se joue des limites humaines, et qui arrange bien certains patrons, ça aussi, c’est riscogène. Enfin, il y a toutes ces pratiques d’une activité sexuelle à haute fréquence, avec multiples partenaires, et bien souvent non protégées, et puis, de plus en plus courantes, les opérations de survie en milieu hostile, afin de dépasser ses propres limites physiologique et psychologiques…ce dépassement de soi est jouissance narcissique, avec souvent en plus une hallucination négative par laquelle le sujet nie sa propre douleur, et ainsi se transcende dans ce dépassement.
Pour les mises en défi en rapport à l’image et le culte de l’exploit, nous remarquerons l’engouement et la multiplication observable de ces sports à risque se déroulant en pleine nature (l’outdoor). En outre, ces nombreux pratiquants sont de fait confrontés à un autre risque, celui généré par le culte de la compétition, de la performance, de l’excellence, c’est-à-dire sans égard pour la fragilité de l’humain, et l’on en constate les effets funestes. Voir du côté de la vogue médiatique des ultra trail, de la surenchère des dénivellations et des kilomètres, un engouement de plus en plus important, chacun voulant un jour être un héros, être dans l’évènement, effet pervers, pour le plus grand bonheur des marques, car si le traileur est sujet de son mode de jouissance (le dépassement de soi, la bulle ascétique), il est objet des marques et consommateur souvent béat, allié objectif de cette société spectaculaire, marchande, et conformiste.
Cependant, les sportifs qui pratiquent les sports dits « outdoor » ne sont pas les seules victimes de cet envahissement de l’imaginaire médiatique. Songeons aux jeunes filles anorexiques, celles qui se nourrissent du « rien », victimes d’une tyrannie de l’image et de la mode. Les anorexiques seraient les martyrs (des témoins) de l’imaginaire sociétal ; et même s’il y a le plus souvent une pathologie individuelle à la base de ce trouble alimentaire, celle-ci est de fait stimulée, voire encouragée par l’environnement qui produit des repères identificatoires néfastes.
Par- delà cet aspect du problème, assurément trop descriptif et véritablement factuel, nous remarquerons que le point commun à toutes ces conduites est le processus d’identification qui est engagé chez le sujet. Cela est suffisant pour évoquer l’existence d’une véritable pathologie-limite, dont l’enjeu pour le sujet serait une lutte hyperactive contre le risque et la peur d’un effondrement personnel, lié à un défaut de cuirasse, une défaillance de stabilité de l’image narcissique de soi, c’est-à-dire l’estime de soi.
Il s’agit d’un défaut de l’imaginaire.
Il faudrait faire la part des choses et identifier ce qui – dans la causalité - est de l’ordre de la pathologie individuelle, nous dirons la pathologie du sujet, le réel de son symptôme, et une forme de pathologie sociale, générée par l’idéologie arrogante. Nous pensons que la conduite riscogène est symptôme, pour une part, d’une pathologie de l’imaginaire et de l’identification.
Sans déraper dans le psychologisme, nous émettrons l’hypothèse que les conduites dites à risque seraient une manifestation dans le réel de carences paternelles (déclin du Nom du Père), et cette hypothèse pourrait s’illustrer par l’exemple paradigmatique qu’est le film « la fureur de vivre », avec en rôle principal, un James Dean en souffrance, en quête, en manque d’amour, en recherche d’un père absent, d’un ancrage symbolique, et de pouvoir s’y identifier. A cette cruelle absence, s’y substituent les signes de la virilité véhiculés et valorisés par la bande : les blousons de cuir, les bottes, les motos, les grosses voitures, le jeu de la mort, c’est-à-dire exhibition phallique de toute puissance, de toute jouissance, comblant le trou du manque de père (signifiant manquant) qui génère du manque à être, et la division du sujet, par l’adoption de pratiques d’un mode imaginaire et factice. L’identification à l’Autre de la bande se substitue de ce fait à l’identification au père.
D’autre part, les comportements riscogènes font malaise dans une civilisation qui se veut sécuritaire, et les pathologies individuelles sont en phase avec des idéologies mortifères, elles en sont la manifestation tangible dans le réel. Il s’agit d’idéologies dangereuses, tyranniques, qui influencent et déterminent les sujets les plus vulnérables, ceux qui ne disposent pas d’un héritage familial et culturel suffisant pour y résister, et qui de plus sont déterminés par leurs propres habitus (Bourdieu 1975) …
L’idéologie est à la société ce que l’inconscient est au sujet freudien : L’idéologie et l’inconscient font nœud. Pour le philosophe marxiste Louis Althusser (1918-1990), l’idéologie serait la représentation du rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence.
Nous procéderons maintenant à un bref repérage de ces idéologies : Première idéologie funeste pour l’humain, l’idéologie de la séduction pour les voyages lointains aux limites du possible, au détriment le plus souvent de l’équilibre écologique et humain (voir le choc généré par des courses comme l’était par exemple le Paris Dakar, cette monstration indécente de la puissance du nord qui prend l’Afrique pour un terrain de jeux).
L’idéologie des publicitaires est féroce et distillée en boucle par les médias. Le but étant la jouissance sans limite, celle de consommer. Le comble de l’ironie est que les capitalistes se sont emparés d’un vieux slogan « soixante huitard » qui préconisait de « jouir sans temps morts, de vivre sans entraves » (Mouvement de libération de la jeunesse 1970). Les capitalistes marchands du Temple disent la même chose : « Jouissez ! Consommez ! », Il y a là comme un détournement. Les maîtres de ce monde sont très forts, ils ont même détourné cet art subversif du détournement, apanage des anarchistes situationnistes des années soixante… c’est vous dire !
De plus, les médias (cet appareil idéologique d’Etat, Althusser, 1970) excellent dans la diffusion d’images du bonheur au bout du surf, de la planche à voile, de l’aile volante du désir… N’oublions pas l’idéologie de la mère nature, nourricière, généreuse, idéalisation d’un ventre maternel (voir ou revoir ce film-symptôme, le grand bleu), cette nostalgie du stade fusionnel, amniotique, allant de pair avec le refus d’une modernité qui serait néfaste par essence. Autre idéologie toxique pour l’homme, celle de l’individualisme, celle qui castre le lien à l’autre, idéologie de la solitude et de l’autonomie. Voir du côté du gagneur, super adapté à ce monde, celui qui perçoit l’autre comme un concurrent à éliminer, un obstacle à son ascension personnelle, et qui sera prêt, s’il le faut, à anéantir. On dira de lui avec admiration : « C’est un killer ! », non sans une pointe d’envie et d’identification, inversion des valeurs sociétales.
Enfin, Il y a l’idéologie du surhomme qui affronte seul les éléments déchaînés, en mer ou en montagne, une aventure marquée par la solitude, la résistance aux éléments extrêmes, par lequel le héros est celui qui peut survivre en dépit de tout cela, et loin de tout contact avec la société. Or, l’ascèse solitaire du coureur de fond (ou de l’ultratraileur) ne saurait être comparée à la solitude (pourtant extrême) du sujet victime de l’exclusion sociale et familiale, car, à contrario du héros, lui, il est stigmatisé, disqualifié. Le héros est celui qui affronte la solitude et en fait un exploit modélisable, une solitude ascétique qui se donne à voir, c'est-à-dire une image identificatoire viable, et…vendable.
Je terminerai ce que je considère comme un modeste « balayage », ébauche grossière d’une problématique et d’une réflexion à peine amorcée, par une ponctuation qui me semble nécessaire car elle relativise : Il est des conduites à risque qui coïncident avec ce qui fait homme, la liberté de se révolter, de dire « non ! » face à une situation d’oppression. Ainsi, pendant l’occupation nazie, un résistant avait de fait des activités riscogènes, et là, je pense à la figure emblématique de Raymond Aubrac, ce n’est pourtant pas la même posture que celle du surfeur dans la raideur extrême d’une face nord. Dans un cas, c’est une jouissance autotélique et imaginaire qui est convoquée, transcendant un danger mortel réel, et qui, au bout du compte, ne concerne que le sujet dans son agir, hors de tout lien social. Dans l’autre cas, il s’agit du réel, et des modalités dangereuses pour le vivre, mais à contrario, le sujet n’est pas seul, car engagé dans un lien social instituant.
C’est sans doute ce qui fait toute la différence.
Serge DIDELET, le 2/11/2012