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PRAXIS 74 . Travail social et psychanalyse.

Qu'est ce que l'idéologie?

Le texte qui suit est du philosophe Louis Althusser (1918-1990). Il y développe sa conception de l’idéologie. Ce texte est extrait de l’essai : « Idéologies et appareils idéologiques d’Etat », écrit et publié en 1970.

 (…) Pour simplifier l'expression, on voudra bien, tenant compte de ce qui a été dit des idéologies, convenir d'employer le terme d'idéologie tout court, pour désigner l'idéologie en général, dont je viens de dire qu'elle n'a pas d'histoire, ou, ce qui revient au même, qu'elle est éternelle, c'est-à-dire omniprésente, sous sa forme immuable, dans toute l'histoire (= l'histoire des formations sociales comprenant des classes sociales). Je me limite provisoirement en effet aux « sociétés de classes » et à leur histoire.

Pour aborder la thèse centrale sur la structure et le fonctionnement de l'idéologie, je vais d'abord présenter deux thèses, dont l'une est négative, et l'autre positive. La première porte sur l'objet qui est « représenté » sous la forme imaginaire de l'idéologie, la seconde porte sur la matérialité de l'idéologie.

 Thèse I : L'idéologie représente le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d'existence.

 On dit communément de l'idéologie religieuse, de l'idéologie morale, de l'idéologie juridique, de l'idéologie politique, etc., que ce sont autant de « conceptions du monde ». Bien entendu, on admet, à moins de vivre l'une de ces idéologies comme la vérité (par exemple si on « croit » à Dieu, au Devoir, à la Justice, etc.) que l'idéologie dont on parle alors d'un point de vue critique, en l'examinant comme un ethnologue les mythes d'une « société primitive », que ces « conceptions du monde » sont en grande partie imaginaires, c'est-à-dire ne « correspondent pas à la réalité ».

 Pourtant tout en admettant qu'elles ne correspondent pas à la réalité, donc qu'elles constituent une illusion, on admet qu'elles font allusion à la réalité, et qu'il suffit de les « interpréter » pour retrouver, sous leur représentation imaginaire du monde, la réalité même de ce monde (idéologie = illusion/allusion).

 Il existe différents types d'interprétation, dont les plus connus sont le type mécaniste, courant au XVIIIe siècle (Dieu c'est la représentation imaginaire du Roi réel), et l'interprétation « herméneutique », inaugurée par les premiers Pères de l'Église et reprise par Feuerbach et l'école théologico-philosophique issue de lui, par exemple le théologien Barth, etc. (pour Feuerbach par exemple, Dieu c'est l'essence de l'Homme réel). Je vais à l'essentiel en disant que, sous la condition d'interpréter la transposition (et l'inversion) imaginaire de l'idéologie, on aboutit à la conclusion que dans l'idéologie « les hommes se représentent sous une forme imaginaire leurs conditions d'existence réelles ».

 Cette interprétation laisse malheureusement en suspens un petit problème : pourquoi les hommes « ont-ils besoin » de cette transposition imaginaire de leurs conditions réelles d'existence, pour « se représenter » leurs conditions d'existence réelles ?

 La première réponse (celle du XVIIIe siècle) propos une solution simple : c'est la faute aux Curés ou aux Despotes. Ils ont « forgé » de Beaux Mensonges pour que, croyant obéir à Dieu, les hommes obéissent en fait aux Curés ou aux Despotes, le plus souvent alliés dans leur imposture, les Curés étant au service des Despotes ou vice versa, selon les positions politiques desdits « théoriciens ». Il y a donc une cause à la transposition imaginaire des conditions d'existence réelle : cette cause, c'est l'existence d'un petit nombre d'hommes cyniques, qui assoient leur domination et leur exploitation du « peuple », sur une représentation faussée du monde qu'ils ont imaginée pour s'asservir les esprits en dominant leur imagination.

 La seconde réponse (celle de Feuerbach, reprise mot pour mot par Marx dans ses œuvres de jeunesse) est plus « profonde », c'est-à-dire tout aussi fausse. Elle cherche et trouve, elle aussi, une cause à la transposition et à la déformation imaginaire des conditions d'existence réelles des hommes, bref à l'aliénation dans l'imaginaire de la représentation des conditions d'existence des hommes. Cette cause, ce ne sont plus ni les Curés, ni les Despotes, ni leur propre imagination active, et l'imagination passive de leurs victimes. Cette cause, c'est l'aliénation matérielle qui règne dans les conditions d'existence des hommes eux-mêmes. C'est ainsi que Marx défend dans la Question juive et ailleurs l'idée feuerbachienne que les hommes se font une représentation aliénée (= imaginaire) de leurs conditions d'existence parce que ces conditions d'existence sont elles-mêmes aliénantes (dans les Manuscrits de 44 : parce que ces conditions sont dominées par l'essence de la société aliénée : le « travail aliéné »).

 Toutes ces interprétations prennent donc à la lettre la thèse qu'elles supposent, et sur laquelle elles reposent, à savoir que ce qui est reflété dans la représentation imaginaire du monde qu'on trouve dans une idéologie, ce sont les conditions d'existence des hommes donc leur monde réel.

 Or je reprends ici une thèse que j'ai déjà avancée, ce n’est pas leurs conditions d'existence réelles, leur monde réel, que les « hommes » « se représentent » dans l'idéologie, mais c'est avant tout leur rapport à ces conditions d'existence qui leur y est représenté. C'est ce rapport qui est au centre de toute représentation idéologique, donc imaginaire du monde réel. C'est dans ce rapport que se trouve contenue la « cause » qui doit rendre compte de la déformation imaginaire de la représentation idéologique du monde réel. Ou plutôt, pour laisser en suspens le langage de la cause, il faut avancer la thèse que c'est la nature imaginaire de ce rapport qui soutient toute la déformation imaginaire qu'on peut observer (si on ne vit pas dans sa vérité) dans toute idéologie.

 Pour parler un langage marxiste, s'il est vrai que la représentation des conditions d'existence réelle des individus occupant des postes d'agents de la production, de l'exploitation, de la répression, de l'idéologisation et de la pratique scientifique, relève en dernière instance des rapports de production, et des rapports dérivés des rapports de production, nous pouvons dire ceci : toute idéologie représente, dans sa déformation nécessairement imaginaire, non pas les rapports de production existants (et les autres rapports qui en dérivent), mais avant tout le rapport (imaginaire) des individus aux rapports de production et aux rapports qui en dérivent. Dans l'idéologie est donc représenté non pas le système des rapports réels qui gouvernent l'existence des individus, mais le rapport imaginaire de ces individus aux rapports réels sous lesquels ils vivent.

 S'il en est ainsi, la question de la « cause » de la déformation imaginaire des rapports réels dans l'idéologie tombe, et doit être remplacée par une autre question : pourquoi la représentation donnée aux individus de leur rapport (individuel) aux rapports sociaux qui gouvernent leurs conditions d'existence et leur vie collective et individuelle, est-elle nécessairement imaginaire ? Et quelle est la nature de cet imaginaire ? Ainsi posée la question évacue la solution par la « clique »  d'un groupe d'individus (Curés ou Despotes) auteurs de la grande mystification idéologique, ainsi que la solution par le caractère aliéné du monde réel. Nous allons voir pourquoi dans la suite de notre exposition. Pour l'instant, nous n'allons pas plus loin.(…)

 

Louis Althusser (1970)



 
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