Fernand Deligny, une figure paradigmatique de l'éducateur
Fernand Deligny (1913-1996) est à mon sens le père spirituel des éducateurs dignes de ce nom. Son expérience au long cours avec des enfants en marge et refusés de partout est à l’origine des lieux alternatifs tels que les Lieux de Vie et d’Accueil (LVA), petites structures d’hébergement, le plus souvent en milieu rural, à mi-chemin entre l’internat éducatif et la famille d’accueil.
Opposant irréductible à la prise en charge coercitive et asilaire des enfants « a-normaux », psychotiques, pervers polymorphes, autistes, et autres délinquants, manifestant des troubles du comportement ; il passa sa vie avec ces « enfants-là », d’abord comme instituteur spécialisé à l’hôpital psychiatrique d’Armentières, puis comme initiateur d’une institution en réseau nommée « la Grande cordée », puis, les trente dernières années de sa vie dans les Cévennes, à partager la vie quotidienne avec des enfants en vacance de langage, des enfants mutiques, c’est-à-dire des enfants identifiés comme « autistes profonds » type Kanner.
Fernand Deligny fut aussi l’auteur de nombreux ouvrages et réalisateur de plusieurs films sur son expérience. Il n’a jamais prétendu soigner les enfants psychotiques et/ou autistes, il se positionnait hors thérapie, il acceptait humblement penser aux humains hors langage, c’est-à-dire appréhender le langage à partir de la position d’un enfant mutique, comme nous pourrions considérer la Justice du point de vue d’un jeune délinquant. Il s’intéressait à ces « humains de nature », ceux qui sont réfractaires à la culture, déliés de tout, considérés comme aliénés : paradoxe de cet enfant autiste étiqueté « aliéné » alors qu’il est inaliénable aux miraginaires et autres miroirs aux alouettes de l’idéologie dominante. Fernand Deligny partagea la vie de ces enfants singuliers, il inventa un milieu, avec ses espaces hétérogènes et ses repères : choses, gestes, présence en creux, c’est-à-dire faire re-Pères sans trop solliciter, être dans la fonction moins un…fonction vacuolaire de l’institution.
Il est notable que Deligny avait une inclination naturelle pour les marges, les chemins de traverse, et les émergences instituantes. Sa vie fut marquée par une double constante : une détestation de l’institué, de l’établi, sous toutes ses formes (tout pouvoir est maudit ?) et son engagement viscéral, cette cause commune avec les enfants fous, les caractériels psychotiques, les marginaux et autres dingues de la déglingue, tous ceux qui ne pissent pas dans la ligne et sont considérés comme inéducables. Deligny était à l’opposé des comportementalistes qui voulaient (et veulent toujours !) rééduquer, normaliser l’enfant par des méthodes de dressage et d’alternants moments faits de punitions et de récompenses. L’enfant autiste ne veut pas marcher au pas, il faut le laisser errer à sa guise. Deligny avait adopté une posture de « non-vouloir », ça induisait de la respiration, ça permettait d’accueillir le tacite. Avec son équipe d’éducateurs (des anciens ouvriers, des paysans, des étudiants, d’anciens enseignants…), il s’est laissé enseigner par ces enfants muets, il s’est laissé surprendre par ce qu’il ne comprenait pas, sans jamais chercher à interpréter à partir de grilles psychanalytiques, et il ne cherchait même pas à les faire parler.
Il considérait ce mutisme comme constitutif de leur être profond et il le respectait. Il avait compris l’opposition entre le pôle langagier qui fait l’Autre sociétal et l’autre pôle, celui de l’humain de nature ; c’est-à-dire celui qui n’a pas accédé à la culture de l’Autre ; une existence humaine affranchie de la socialisation, quitte à en payer le prix fort : une vie en autisme profond, ce n’est pas une sinécure, comme si, de ce retrait du symbolique, il y avait un prix à payer. Deligny a voulu lutter contre le monopole du langage, portant attention à la vie et aux déambulations des enfants fous traçants leurs lignes d’erre. Pour lui, le pôle de l’humain de nature est étranger au langage, et de ce fait, il se démarque de l’inconscient freudien ; il évoque un a-conscient, un hors langage, mais il ne s’agit pas pour lui de se passer du langage, le volume impressionnant de ses ouvrages le confirme. « Se battre contre le langage, c’est se débattre » disait-il.
Bien sûr, si Deligny existait aujourd’hui, il serait dénoncé et désavoué par la Haute autorité de santé (quelle prétention, quelle arrogance que cette dénomination !) car son action demeure dans les marges, et malgré son influence et sa renommée dans les années 70, il n’a pas fait école. Il n’a pas essayé de soigner les jeunes autistes, il a mis à leur disposition un milieu de vie, des circonstances, un réseau suffisamment bon où on leur fout la paix. Ce qui compte, c’est le partage de la vie quotidienne, produisant de nouvelles socialités et une vie possible. S’il me plait de dire que Deligny est le père spirituel des éducateurs, je me demande, et parmi les derniers diplômés, quelle est la proportion de ceux qui le connaissent - à commencer par ma fille ?
Les adultes qui travaillaient avec Deligny étaient présents et veillants. Ils n’étaient pas interventionnistes et ne s’imposaient jamais par des interdictions et des injonctions verbales. Ils étaient là, vaquant aux tâches quotidiennes, restant attentifs et en veille, prêts à répondre à ce qui pourrait faire signe. Dans ce milieu singulier où l’équipe a pris soin de la qualité des entours – et de l’ambiance -, l’enfant fou n’est ni abandonné, ni complètement libre. Il a le choix de se tenir à l’écart pour vivre de ses stéréotypes spatiaux-corporels, lesquels sont, ne l’oublions pas, des tentatives de restructuration, comme l’a expliqué très tôt Freud. L’enfant de la folie a des droits, dont celui au retrait ; ou, à contrario, de participer aux activités de l’éducateur, en rapport avec des modes d’existence simples et rustiques, en phase avec le milieu naturel : bricolage, jardinage, élevage de chèvres, aller couper du bois en forêt, aller ramasser des champignons, monter un mur de pierres.
Non- assistance, non prise en charge, et non interdiction sont en filigrane, remplacés par une réelle prise en compte des enfants, au cas par cas. Avec Deligny, on ne parle jamais d’autistes, de schizophrènes, de psychotiques, la nosographie psychiatrique, soupçonnée à juste titre de « mise en boites » réductrice, n’a pas droit de cité. Il y a tout simplement des enfants différents, et la vacance du langage n’est pas considéré comme un handicap ; en outre, il n’y a aucun projet d’insertion dans la société, et le seul projet implicite sera de leur permettre d’exister et de vivre une vie qui vaudrait la peine d’être vécue, selon l’expression de Winnicot. Le travail au long fleuve de Deligny me semble très proche de la psychothérapie institutionnelle, la psychanalyse en moins. Dans ces deux champs praxiques, nous retrouvons la même importance créditée à la qualité du milieu de vie.
Deligny était ami avec Jean Oury qui l’accueillit à La Borde avec quelques enfants, il était aussi très lié avec Félix Guattari qui partageait avec Oury la direction de la clinique, ce phalanstère labordien
Deligny ne s’est jamais inscrit dans une visée orthopédique de l’éducation, il chercha moins à éduquer, à guérir, à normaliser qu’à construire des milieux incitateurs et des circonstances favorables à l’épanouissement de chaque-un, fût-il psychotique et autiste. Le travail de Deligny fut une utopie concrète, composante atypique et libertaire d’une éducation « spéciale » qui ne doit pas disparaître, d’où ma motivation à écrire ce petit texte, et d’inciter les jeunes praticiens à lire l’œuvre écrite de Fernand Deligny, cet athlète affectif qui avait bien mesuré la valeur humaine de la folie.
Serge Didelet, le 12/12/2021