Réseaux et ressources
Quand les rats quittent le navire à la mort du capitaine, ceux qui sont restés doivent serrer les rangs, pouvoir compter les uns sur les autres, et coûte que coûte, ne pas céder à la normose et à la morosité, résister et sauvegarder les espaces du dire. Ainsi, suite au décès de Pierre Hattermann en août 2016, le « réseau »[1] fut traversé par un processus de déliaison quasi généralisé et le repli individuel de beaucoup de cet « entre nous » imaginaire. Il faut rappeler que Pierre, de par sa personnalité, sa gentillesse, et son charisme, avait réussi en quelques années à fédérer une bonne centaine de personnes en Haute Savoie.
On se demande où sont les gens, et ce qu’ils font de leur vie…
Deux petits groupes ont résisté à la pulsion de mort, et se réunissent mensuellement. Et ça continuera en 2019. Ce sont des groupes de travail sur la praxis psychanalytique. L’un est un groupe qui existe depuis 2008, il est la continuation de ce groupe de lecture, fondé et animé par Pierre jusqu’en 2016. Nous sommes actuellement dans les dernières séances du séminaire II de Lacan (le Moi dans la théorie de Freud et la technique psychanalytique). L’autre groupe, vestige de la défunte association ACLIS, s’origine d’Isabelle Guer, qui anime ce groupe depuis plusieurs années. Il s’agit d’un groupe de travail sur les concepts fondamentaux de la métapsychologie, un peu dans l’esprit du cartel lacanien, mais en plus détendu. Après « la demande », « la pulsion fut mise au travail » ; et depuis un an, nous travaillons sur le transfert, à travers le prisme éclectique de Ferenczi, Freud, Lacan, Oury…et quelques autres.
J’ai le bonheur d’appartenir à ces deux groupes, deux associations « de fait », qui avec modestie, contribuent à la recherche psychanalytique, au regard non seulement des textes théoriques, mais surtout de la clinique de chacun.
Ainsi, nous étions fin-juin, à l’orée des deux mois de l’ennui estival, le groupe de lecture de textes psychanalytiques se réunissait, comme chaque mois ; nous devions lire ensemble un chapitre du séminaire II de Lacan ; cette fois il s’agissait du chapitre intitulé : « Le désir, la vie et la mort ».
Sans jamais nous prendre au sérieux, nous sommes sérieux, peut-être au sens de Kierkegaard ; mais nous savons emprunter un chemin de traverse lorsqu’il s’invite à nous. Notre amie N. (psychiatre retraitée qui travaille en supervision d’équipes) nous propose – à la place - de regarder un film sur la clinique de la Borde, il s’agit de « Au jour le jour, à la nuit la nuit » d’Anaëlle Godard.[2]
Ce film pourrait déconcerter par sa lenteur et sa discrète poésie. Il n’est sans doute pas accessible à tous, cela demande disponibilité et attitude d’accueil, être capable de laisser venir… il s’agit d’une vraie immersion dans le phalanstère labordien, et cela fait sens, par-delà les significations, à ce qui échappe au langage, à ce que la parole ne parvient pas toujours à exprimer. Nous visitons ces lieux qui, chaque jour, doivent se réinventer afin d’accueillir le transfert dissocié des psychotiques. Réajustement quotidien, voire de chaque instant. Chaque matin émerge l’impérieuse nécessité de réinventer le monde. C’est de ça que parle le film. Il y a aussi comme une déambulation dans le dialecte labordien : les SAM (soin, animation, ménage), les poissons-pilotes, le Club thérapeutique, la grille, la réunion d’accueil, la polyvalence des fonctions, les fous-payants et les fous-payés.
La réalisatrice filme avec une extrême douceur et modestie. Elle rend visible ce travail invisible de ce que l’on a appelé psychothérapie institutionnelle, qui n’est, ni plus ni moins qu’une psychiatrie de l’homme, une anthropopsychiatrie disait Jacques Schotte.
Ce long métrage filmé à La Borde en 2015 est très émouvant. Je pense notamment à cette séquence où, dans le grand salon, le Dr Oury joue du piano, Marc Ledoux – l’ami de longtemps – à ses côtés, qui le regarde avec affection. Et les patients, debout, silencieux, attentifs, écoutent la musique qui ponctue la psychose, l’institution, la mort.
Cette soirée partagée entre nous fut un grand moment, et Lacan ne nous en voudrait pas d’avoir différé sa lecture. Pour en finir avec cette histoire de groupes, je précise qu’il s’agit de groupes ouverts – car il existe des groupes fermés, j’en ai rencontré un en 2015 – Pour y participer, il suffit d’en faire la demande, ça fonctionne au désir, celui de travailler ensemble et de s’impliquer. Selon l’adage, plus on est de fous, plus on rit ! Il est vrai qu’il faut quand même une bonne dose de folie pour se retrouver le soir, après la journée de travail, et de s’immerger pendant deux heures dans les arcanes de Freud et Lacan. Cette folie-là, je l’aime bien, une folie douce dirait Joseph Rouzel, une folie qui emprunte des voies socialement acceptables ; c’est une folie réussie, celle qui ne consent pas à céder sur son désir (Lacan 1960). Pour rester vivant, malgré l’entropie du vieillissement et ce rétrécissement du champ des possibles, il faut continuer à être désirant.
Etre le désirant, pas le désirable, rajouterait le Dr Oury.
(Le 25/09/2018)
[1] Il s’agit d’un réseau haut savoyard, composé de travailleurs dit « sociaux » : psychologues, éducateurs, assistants de service social, enseignants, infirmières, psychanalystes, psychiatres…