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PRAXIS 74 . Travail social et psychanalyse.
12 juillet 2014

Besoin, désir et demande: un débroussaillage théorique

La demande est la thématique choisie par l’A.C.L.I.S. (Association pour une clinique freudienne du lien social) en cette année 2014, elle doit même être l’objet de notre premier colloque de décembre. L’usage de ce signifiant est caractéristique de la psychanalyse d’orientation freudo-lacanienne, et toute cure analytique s’origine dans cette demande d’un analysant. Le déroulement de ce long parcours qu’est l’analyse – cette cinquième saison évoquée par J.B. Pontalis- est celui de la transformation de cette demande du sujet, dont celui qui l’adresse, bien souvent au début, sur le registre de la plainte, comprend peu à peu qu’il s’agit d’une affaire entre lui et son désir. A la plainte, dont la demande est l’expression la plus courante, se substitue l’émergence d’un désir assumant de plus en plus cette conscientisation de n’avoir point d’aide à attendre de l’autre [l’analyste], ni à demander, ni à recevoir. Pour comprendre l’évolution de cette demande (du désir de reconnaissance à la reconnaissance du désir), nous évoquerons la situation de détresse dans laquelle se retrouve l’infans, alors qu’il est complètement dépendant de son environnement humain pour satisfaire ses besoins élémentaires. Le petit enfant crie avant de parler. C’est par ce cri qu’il va appeler sa mère, à savoir un cri qui s’organise dès lors dans le système symbolique, ce qui nous montre en passant que le symbolique n’est pas synonyme – au départ – du linguistique : cette inscription dans le symbolique est pourtant la condition primordiale pour l’enfant de sa survie. Nous verrons plus tard que l’inscription dans ce symbolique se substitue à la satisfaction des besoins élémentaires, et de ce fait, inverse les priorités.

Si les besoins biologiques (manger, boire, dormir) peuvent être satisfaits facilement dès lors qu’il y a un(e) autre qui y répond, le désir d’être aimé est plus difficile à satisfaire, et il en sera ainsi tout au long de la vie. Le désir d’aimer et d’être aimé en retour subsistera, même après la satisfaction des besoins biologiques : l’homme ne se nourrit pas que de pain…

Ainsi, le petit d’homme, cet infans hétéronome, sera marqué dès l’aube de sa vie par le manque à être, et c’est ce manque qui peut s’entendre dans la demande de l’analysant à son analyste : « Par l’intermédiaire de la demande, tout le passé s’entrouvre jusqu’au fin fonds de la première enfance. Demander, le sujet n’a jamais fait que ça, il n’a pu vivre que par ça, et nous [les psychanalystes] prenons la suite »[1]

Or, la suite, c’est cette cinquième saison, le long parcours de la cure analytique et « à mesure qu’elle se développe, l’analyste a affaire, tour à tour, à toutes les articulations de la demande du sujet »[2]. Ainsi, l’analyste est celui qui supporte cette demande afin « que reparaissent les signifiants où sa frustration est retenue »[3].

La demande fait partie de ces concepts à tiroirs qui évoquent les poupées russes, si l’on interroge le concept de demande, aussitôt sont convoqués d’autres concepts : désir, besoin, pulsion, sublimation, fantasme, et expérience de satisfaction. Il faudrait pour ce faire écrire un texte volumineux, il dépasserait les limites de l’objectif présent, à savoir un modeste débroussaillage, une déambulation psychanalytique à partir de ces trois notions-clé : besoin, désir, et demande. Il s’agit dès lors de ne pas perdre le nord et tracer des chemins de traverse hypothétiques. Cela procède de la déconstruction (Marx, Derrida, Karsz) : déconstruire n’a rien à voir avec détruire, cela signifie seulement identifier les composantes d’une structure théorique, dépasser les évidences aveuglantes, en repérer les articulations, mettre à plat, souligner une trajectoire conceptuelle, comprendre les associations de ses parties entre elles, les enjeux dans la clinique. Il s’agit d’un travail de référence, de questionnement, qui ne se veut en aucun cas fermé sur lui-même. Il s’agit « d’inventorier les matériaux ayant contribué à cette (dé)construction, de refaire à l’envers le processus aboutissant à la mise en place de cet objet, remonter de l’évidence aux conditions qui la rendent aveuglantes[4].

Revenons à notre objet… Avant le désir, il y a le besoin, enfin…chronologiquement s’entend.

« Freud n’identifie pas le besoin au désir : le besoin, né d’un état de tension interne, trouve sa satisfaction par l’action spécifique qui procure l’objet adéquat (nourriture, par exemple) ; le désir est indissolublement lié à des traces mnésiques, et trouve un accomplissement dans la reproduction hallucinatoire des perceptions devenues des signes de cette satisfaction »[5].

La triple problématique qui s’articule entre besoin, désir et demande s’origine dans la conception freudienne des premières expériences de satisfaction. Cette mise en perspective développée par Freud est fondamentale pour  quiconque a un intérêt pour la psychanalyse comme praxis. Elle s’origine principalement dans deux textes importants : l’esquisse d’une psychologie scientifique (Entwurf, 1895), et le chapitre VII de l’interprétation des rêves (die Traumdetung, 1900). L’expérience de satisfaction est en rapport avec la situation de détresse originelle de l’infans, consubstantielle à sa situation d’hétéronomie. La constitution première de l’enfant induit son  incapacité d’agir afin de supprimer les tensions nées du besoin, résultant de l’afflux des excitations endogènes (faim, soif…). Cette situation de dépendance nécessite l’action d’une autre personne par l’apport de nourriture, ce qui supprime la tension endogène primitive et la sensation de déplaisir (Unlust) causée par le besoin. Cette expérience dite de satisfaction (Freud) entraînera trois conséquences :

-         La satisfaction, qui relève d’un pur besoin s’originant dans une pulsion endogène, est reliée à l’image de l’objet qui a procuré cette satisfaction. Ainsi, lorsqu’un nouvel état tensionnel émerge, l’image objectale est à nouveau investie. A ce stade précoce du développement, l’enfant n’est pas en capacité de discerner si l’objet cause du désir est réellement présent.  Cet investissement s’apparente à la perception, mais il peut s’agir aussi d’une perception hallucinée. Cette expérience primitive laissera une trace mnésique au niveau de l’appareil psychique, car la satisfaction du besoin va être liée à l’image/perception de l’objet désiré. Cette trace mnésique constituera le représentant du processus pulsionnel. Si nous parlons de perception hallucinée, c’est parce que l’infans, à ce stade, confondra l’évocation mnésique de la satisfaction passée avec la perception du désir actuel. Il s’agira donc d’une confusion entre le représentant de l’objet (la trace mnésique) et l’objet réel, seul capable de satisfaire le besoin de la pulsion endogène.

 

-         Ce qui constitue cette expérience fondera le désir. Ce dernier s’origine dans une recherche de satisfaction réelle, mais il est constitué par une hallucination primitive.

 

-         La formation moique du sujet corrigera par la suite cette indifférenciation entre hallucination et perception. Le moi est une instance régulatrice et inhibitrice, il empêchera que l’image réinvestie de l’objet de satisfaction soit trop prégnant. « Ce n’est qu’après une certaine répétition des expériences successives de satisfaction que l’image mnésique de la satisfaction sera distinguée de la satisfaction réelle. Corrélativement, l’enfant va utiliser cette image mnésique pour orienter ses recherches vers l’objet réel de satisfaction, dans la mesure où cet objet réel est supposé conforme à l’image mnésique. Du même coup, l’image mnésique se constituera comme le modèle de ce qui va être recherché dans la réalité pour satisfaire la pulsion »[6].

 

Ainsi, l’image mnésique d’une perception (réelle ou hallucinée) s’associera avec la trace mnésique de l’excitation endogène générée par le besoin. Aussitôt que ce besoin réapparaitra, se produira une motion pulsionnelle cherchant à réinvestir l’image mnésique, c’est-à-dire à rechercher les conditions de la première expérience de satisfaction. Cette motion pulsionnelle est le désir, il se distingue du besoin, Lacan disait que « le désir s’ébauchait dans la marge où la demande se déchirait du besoin »[7]. Freud, lui-même, et c’est remarquable dès ses premiers écrits,  ne confondait pas désir et besoin, le besoin, naissant d’une excitation endogène, trouve sa satisfaction par une action adéquate qui procure l’objet manquant (nourriture, par exemple). Le besoin est une tension organique provenant toujours d’un manque, et il traduit la nécessité d’un retour à l’équilibre par la satisfaction. Le besoin est d’origine somatique, il cherche sa satisfaction par l’obtention d’un objet spécifique, pour le petit enfant, cela pourra être le sein maternel, par exemple. La demande est une adresse à l’Autre, si elle concerne un objet spécifique, ce dernier n’est pas essentiel, car la demande dissimule en fait une demande d’amour, le désir d’être aimé subsistant bien après la satisfaction des besoins. Le désir d’amour est insatiable. La demande est la manifestation symbolique d’un manque originel et consubstantiel à l’humain, quant au désir – un concept-clé de la psychanalyse – il s’origine de l’écart entre le besoin et la demande, il ne peut se réduire au besoin, car le désir n’est pas en relation avec un objet réel, « c’est ce que nous dit Freud. Prenez le texte : pour ce qui est de l’objet dans la pulsion, qu’on sache bien qu’il n’a, à proprement parler, aucune importance. Il est totalement indifférent. »[8]. Le désir est impérieux et irréductible à la demande, il cherchera de toutes ses forces à s’imposer, il exigera d’être reconnu, il s’imposera à l’autre, et à l’Autre. Certaines audiences des tribunaux illustreraient bien le caractère impérieux de cette reconnaissance du désir du sujet, lorsque ce dernier veut s’imposer à l’autre, lorsque le sujet est assujetti à ses pulsions. Le désir a la Chose (Freud) comme pôle attractif, ou encore ce que Lacan appellera plus tard l’objet @[9], représentation symbolique des divers objets partiels des pulsions, découlant de ce même désir. Le désir est toujours en relation au manque à être, et s’il semble être en phase avec un objet, il ne s’agit que d’une illusion imaginaire. Le désir est inconscient, il ne sait pas ce qu’il désire, ses objets sont pluriels et interchangeables. Ne pas céder sur son désir (Lacan) est un impératif dangereux s’il est mal compris par le sujet, il peut même être antinomique à la Loi, ce qui nous autorise à penser que la sublimation est une nécessité absolue pour le sujet en proie à son désir, même si elle n’est pas le projet du désir. « En d’autres termes, pour l’instant, je ne baise pas, je vous parle, et bien ! Je peux avoir exactement la même satisfaction que si je baisais. C’est ce que ça veut dire. C’est ce qui se pose, d’ailleurs, la question de savoir si effectivement je baise. Entre ces deux termes s’établit une extrême antinomie qui nous rappelle que l’usage de la fonction de la pulsion n’a pour d’autre portée que de mettre en question ce qu’il en est de la satisfaction »[10].

Pour Freud, la pulsion est un concept fondamental de la psychanalyse, et ses composantes principales s’originent dans les sources d’excitation endogènes de l’organisme, avec l’impossibilité d’en venir à bout par la fuite. « Si, en nous plaçant d’un point de vue biologique, nous considérons maintenant la vie psychique, le concept de pulsion nous apparait comme un concept limite entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des excitations, issues de l’intérieur du corps, et parvenant au psychisme comme une mesure de l’exigence de travail qui est imposée au psychique en conséquence de la liaison au corporel »[11]. Dans le séminaire XI, les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan portera une extrême attention au concept de pulsion en partant des quatre paramètres élaborés par Freud : la poussée, comme facteur moteur et actif, le but, qui est toujours la satisfaction, l’objet, qui est ce en quoi et par quoi la pulsion peut atteindre son but, et la source, c’est-à-dire le processus somatique se localisant dans une partie du corps et dont l’excitation est représentée dans la vie psychique par la pulsion. Comme Freud, Lacan distinguera la pulsion du besoin. Si le but de la pulsion est d’arriver à la satisfaction, Lacan portera beaucoup d’attention à la sublimation, au final peu élaborée par Freud.[12] La sublimation est un des destins possibles de la pulsion, mais une pulsion inhibée quant à son but, et qui trouverait une solution satisfaisante dans le détournement, et de ce fait, éviterait le refoulement. Ainsi, pour Lacan, la pulsion ne serait pas nécessairement satisfaite par son objet : « il est clair que ceux à qui nous avons affaire, les patients, ne se satisfont pas, comme on dit, de ce qu’ils sont. Et pourtant, nous savons que tout ce qu’ils sont, tout ce qu’ils vivent, leurs symptômes même, relève de la satisfaction. Ils satisfont quelque chose qui va sans doute à l’encontre de ce dont ils pourraient se satisfaire, ou peut être mieux, ils satisfont à quelque chose. Ils ne se contentent pas de leur état, mais quand même, en étant dans cet état si peu contentatif, ils se contentent. Toute la question est de savoir qu’est-ce que c’est que ce « se » qui est là contenté ».[13]

En écrivant ce texte, moi-même, je me contente : illustration in situ de la sublimation, c’est-à-dire la pulsion détournée de son but.

Avec l’aide posthume de Lacan, tout cela nous permet d’énoncer qu’il ne saurait y avoir de satisfaction du désir dans la réalité, et que l’objet pulsionnel est un objet métonymique. La dimension désirante est une réalité psychique, il s’agit de la pulsion en acte (ou motion pulsionnelle) qui trouvera un objet de satisfaction ou non, mais le désir n’aura pas d’objet adéquat dans la réalité, les objets pourront être divers, et il sera même nécessaire qu’ils soient interchangeables pour qu’une satisfaction soit possible, et que, selon l’adage, faute de grives on puisse se contenter des merles. Par conséquent, l’objet pulsionnel qui serait en capacité d’apporter une satisfaction au sujet ne sera pas l’objet du besoin. Cet objet sera celui du désir, cet objet désigné comme l’objet @, à la fois objet perdu et objet cause du désir. La formalisation de cet objet @ apparait comme une nécessité épistémologique pour Lacan dans son séminaire X sur l’angoisse. L’objet @ ne peut pas être nommé, il échappe à toute nomination, et cette impossibilité rejoint un autre impossible, sa représentation en image. Il est innommable, irreprésentable, inimaginable, imperceptible, et indescriptible. Cet objet @ n’existe pas dans la réalité, il est l’objet en moins, et son sens ne peut s’attraper que de ses effets. Lacan a décliné deux versions de l’objet @ : la première version est l’objet @ comme objet du désir, c’est l’agalma, c’est-à-dire l’objet de l’amour. La deuxième version est celle de l’objet cause du désir, à savoir l’objet comme causant un sujet désirant. Cette seconde version prendra de plus en plus d’importance tout au long du développement théorique de Lacan, il ne s’agira plus d’amalgama, mais de paléa, le reste, se déduisant d’être la cause du sujet désirant. Il y a cinq versions de l’objet qui s’articulent à autant de pulsions : orale, anale, scopique, invoquante, et phallique, inventaire hétérogène des causes du désir.

L’objet @ est l’écriture d’un signe, une création, un semblant d’être qui n’a pas de substance, la marque de l’assujettissement de la jouissance à la structure du langage.

Cet objet @, recherché désespérément par le névrosé, car manquant, sera ignoré par le psychotique qui lui, l’a dans la poche. Cet objet manquant fera structure de béance, trou, symbolisation de la perte, que n’importe quel objet partiel pourra venir tenter de combler plus ou moins partiellement, car il y aura toujours un manque, une insatisfaction (pour le comprendre, voir du côté de la tristesse post-coïtale, appelée aussi « petite mort »). Par conséquent, si le désir semble se référer à un objet, ce sera toujours au prix d’une illusion, en relation avec ce manque irréductible. Le désir ne sait pas ce qu’il désire, le désir évoqué par Lacan est un désir inconscient, et cet objet du désir est infini, il se situe au-delà de tout objet imaginable. Ainsi, si la sublimation est un destin possible de la pulsion et une nécessité absolue du désir, elle ne sera pas le projet du désir inconscient. Les commentateurs de Lacan ont beaucoup glosé et souvent de façon contradictoire à propos de la formule : « le désir est le désir de l’autre ». Il semble nécessaire de se garder de traiter le désir comme une pulsion, même si cela en découle, et même s’il est courant d’avoir l’autre comme objet. « C’est que le Moi humain, c’est l’autre, et qu’au départ le sujet est plus proche de la forme de l’autre que du surgissement de sa propre tendance. Il est à l’origine collection incohérente de désirs – c’est là le vrai sens de l’expression « corps morcelé »- et la première synthèse de l’ego est essentiellement alter ego, elle est aliénée. Le sujet humain désirant se constitue autour d’un centre qui est l’autre en tant qu’il lui donne son unité, et le premier abord qu’il a de l’objet, c’est l’objet en tant qu’objet du désir de l’autre. »[14] Lacan demande d’entendre cette formulation autrement, l’Autre ne serait pas l’autre, l’alter-ego, le semblable, pris dans la relation imaginaire du processus hétéromorphique, mais l’Autre, comme lieu symbolique de la Loi, de la parole et du langage, l’Autre qui fait tiers, l’Autre qui est reconnu mais non connu, l’Autre énigmatique, le grand Autre. « Cette distinction de l’Autre avec un grand A, c’est-à-dire de l’Autre en tant qu’il n’est pas connu, et de l’autre avec un petit a, c’est-à-dire de l’autre qui est moi, source de toute connaissance, est fondamentale. »[15]

De ce fait, tout objet du désir est un leurre imaginaire. Le désir, à travers sa quête d’objets interchangeables, ne cherche au bout du compte que la Chose (das Ding) qui n’a pas de représentant, qui n’est pas un but, et qui ne sera jamais atteint, mais autour duquel la pulsion tournera. La Chose est l’objet qui aimante le désir : « Il fait la preuve que quelque chose, après tout est bien là, qui, jusqu’à un certain degré peut servir. Servir à quoi ? A rien d’autre qu’à référer par rapport à ce monde de souhaits et d’attentes, orienté vers ce qui servira à l’occasion à atteindre das Ding. Cet objet sera là quand toutes les conditions seront remplies, au bout du compte. Bien entendu, il est clair que ce qu’il s’agit de trouver ne peut pas être retrouvé. C’est de sa nature que l’objet est perdu comme tel. Il ne sera jamais retrouvé. Quelque chose est là en attendant mieux, ou en attendant pire, mais en attendant. »[16]

L’originalité théorique de la psychanalyse freudo-lacanienne sera notamment d’identifier das Ding au corps de la mère (ou au placenta ?), objet irrémédiablement perdu et inter- dit par la prohibition de l’inceste, selon la métaphore du Nom du père. L’autre qui est la mère, intervenant en réponse à la demande de l’infans référera celui-ci au système symbolique, et s’investira elle-même comme un(e) autre occupant une place privilégiée : celle de l’Autre absolu, qui assujettira l’enfant à l’univers de ses signifiants. « Avec cette demande, s’amorcera la communication symbolique avec l’Autre qui trouvera ultérieurement son aboutissement à travers la métaphore du Nom du père, dans la maîtrise du langage articulé. Par cette demande, l’enfant témoigne de son entrée dans l’univers du désir dont il apparait, comme le formule Lacan, qu’il s’inscrit toujours entre la demande et le besoin. Si la demande est avant tout expression du désir, elle est immédiatement double. Par-delà la demande de satisfaction du besoin, se profile la demande de « l’en-plus » qui est avant tout demande d’amour. »[17]

Cette demande d’amour adressée à la mère a un caractère exclusif et impérieux, l’infans désire être l’unique objet du désir de l’Autre à qui la demande s’adresse, et qui va satisfaire ses besoins. « En d’autres termes, ce désir du désir de l’Autre s’incarne dans le désir d’une retrouvaille de la satisfaction originaire où l’enfant a été comblé sur le mode de jouir sans l’avoir demandé ni attendu. De fait, le caractère unique de cette jouissance procède de son immédiateté dans l’expérience première de satisfaction où elle n’est précisément pas médiatisée par une demande. En sorte que dès la seconde expérience de satisfaction, la médiation de la demande confronte l’enfant à l’ordre de la perte. Quelque chose a en effet chuté dans la différence qui s’instaure entre ce qui est donné immédiatement à l’enfant sans médiation psychique, et ce qui lui est donné médiatement comme devant être demandé. »[18]

Par conséquent, dès la seconde expérience de satisfaction, l’enfant va se retrouver dès lors pris dans l’asservissement (nécessaire) au langage, c’est-à-dire au symbolique qui donne sens de par cette médiation, à la demande. Il lui sera nécessaire, et à chaque fois, et tout au long de la vie, de demander, afin de pouvoir faire entendre à l’autre son désir.

« Or, la médiation de la nomination introduit une inadéquation entre ce qui est désiré fondamentalement et ce qui s’en fait entendre dans la demande. C’est cette inadéquation qui mesure d’ailleurs l’impossible retrouvaille de la jouissance première avec l’Autre. Cet Autre qui a fait jouir l’enfant, pour autant qu’il soit recherché et que sa rencontre soit attendue, reste inaccessible et perdu comme tel, en raison de la césure introduite par la demande. Aussi bien cet Autre devient-il la Chose dont l’enfant désire le désir, mais qu’aucune de ses demandes où s’étaye ce désir, ne pourra jamais signifier adéquatement. La Chose est innommable et son essence est vouée à une impossible saturation symbolique, dans la mesure même où le fait de la désignation entérine le rapport impossible à la chose ; et plus la demande se déploie, plus se creuse cet écart avec la Chose »[19]. Lacan identifie la Mère à la Chose, c’est-à-dire l’objet perdu de la jouissance première qui déclenche le désir. Le désir est marqué par le manque et il sera toujours le désir d’autre chose, et comme nous l’avons vu, le désir est métonymique, ses objets interchangeables. Le désir se fait par force captif du langage, le sujet est dans la nécessité de s’aliéner à l’ordre symbolique afin d’exister. « Or, il convient de rappeler que c’est dans la plus ancienne demande que se produit l’identification primaire, celle qui s’opère de la toute-puissance maternelle, à savoir celle qui non seulement suspend à l’appareil signifiant la satisfaction des besoins, mais qui les morcelle, les filtre, les modèle aux défilés de la structure du signifiant ».[20] Le symbolique rend possible l’absence, il est le meurtrier de la Chose… un meurtre nécessaire : le sujet non dupe aux signifiants se condamne à l’errance de la psychose, ou à la forteresse vide (Bettelheim) de l’autisme.

 

Par la demande du tout-petit articulée en phonèmes (lalangue), ces émissions vocales des bébés manifestant la prise première dans la langue dite maternelle, l’inconscient s’inscrit dans l’ordre du langage. « Lalangue sert à de toutes autres choses qu’à la communication. C’est ce que l’expérience de l’inconscient nous a montré, en tant qu’il est fait de lalangue, cette lalangue dont vous savez que je l’écris en un seul mot, pour désigner ce qui est notre affaire à chacun, lalangue dite maternelle, et pas pour rien dite ainsi. (…) Si j’ai dit que le langage est ce comme quoi l’inconscient est structuré, c’est bien parce que le langage, d’abord, ça n’existe pas. Le langage est ce qu’on essaye de savoir concernant la fonction de lalangue. (…) Le langage sans doute est fait de lalangue. C’est une élucubration du savoir sur lalangue. Mais l’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec lalangue. Et ce qu’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage. Lalangue nous affecte d’abord par tout ce qu’elle comporte par effets qui sont affects. Si l’on peut dire que l’inconscient est structuré comme un langage, c’est en ceci que les effets de lalangue, déjà là comme savoir, vont bien au-delà de tout ce que l’être qui parle est susceptible d’énoncer. »[21].

Ce néologisme lacanien qui englobe article défini et substantif sert à inscrire de façon intime l’inconscient à l’ordre du langage. Si le langage est la condition de l’inconscient, cette aliénation aux signifiants se révèle dans la fonction de l’Autre par lequel le parlêtre se trouve pris dans une relation qui va bien au-delà du petit autre (l’alter ego), il va, tendu vers l’Autre, et de ce fait, souligne un malentendu structurel  entre les sujets. Nous verrons plus tard que ce malentendu est consubstantiel à la relation amoureuse.

Donc, par cette demande articulée, le désir va se structurer comme désir d’un objet inaccessible, bien au-delà de l’objet du besoin. C’est par le passage de la demande au désir que se constituera le désir de l’Autre, d’où la formule « le désir du sujet est le désir de l’Autre ». Le désir de l’objet perdu – et qui sera en vain recherché par le sujet tout au long de sa vie- cet objet manquant, l’objet producteur du manque, l’objet @, ça évoque l’amour. Le mot est lâché, pour la seconde fois…alors, parlons-en prochainement dans un autre texte de cet amour, et pourquoi dès lors, dans un souci de complétude, ne pas parler de la haine, sa continuité ? « Je pense qu’elle m’aime (…) ça veut dire que les embêtements vont commencer ».[22] Parler d’amour, il faudra bien en passer par là, même et surtout s’il s’agit le plus souvent d’un malentendu total entre deux sujets, pris dans leurs positions subjectives. Il n’en reste pas moins que l’état de grâce amoureux[23] constitue, parmi toutes nos régressions, et de par ses effets, une nécessaire survie de l’espèce. Nous comprendrons ensemble que dans l’amour et la haine, nous serons toujours les dupes d’une illusion : combler celui (ou celle) que nous aimons, ou anéantir celui (ou celle) que nous haïssons, car il (ou elle) se fait d’un coup objet (total) manquant. Pour attraper cette continuité, fabriquez-vous une bande de Moebius, par-delà le savoir expérientiel de chacun, ce petit bricolage fait d’une bande de papier tordue  aide à comprendre l’incompréhensible, le hors sens apparent. Ainsi, ces mirages apparemment opposés sont indissociables, marqués par l’ambivalence, et procèdent d’une même et nécessaire (du moins pour l’amour) duperie imaginaire. Et les non dupes errent

 Allez donc le vérifier dans les unités hospitalières de l’E.P.S.M. de la Roche sur Foron… à bientôt, et bon été, si c’est possible.

Serge DIDELET, le 11 juillet 2014

 



[1] J. Lacan, Ecrits, p 617

[2] Ibid., p 619

[3] Ibid., p 618

[4] Saul Karsz, séminaire « déconstruire le social », 1992

[5] Laplanche et Pontalis, vocabulaire de la psychanalyse, p 121

[6] Joël Dor, introduction à la lecture de Lacan, p 181

[7] J. Lacan, Ecrits p 814

[8] J. Lacan, séminaire XI, p153

[9] A l’instar de Joseph Rouzel, j’ai adopté l’idée d’utiliser l’arobase pour représenter l’objet a de Lacan, ce dernier méritant beaucoup plus le statut d’un signe que celui d’une lettre.

[10] J. Lacan, séminaire XI, p 151

[11] S. Freud, pulsions et destin des pulsions, in métapsychologie, p 19

[12] En 1915, Freud écrivit une série d’articles que l’on peut retrouver pour l’essentiel dans le recueil intitulé « métapsychologie ». Malheureusement, deux textes n’ont jamais été publiés, ils ont même disparus, ils portaient sur la sublimation et la projection. (D’après E. Jones, biographe contemporain de Freud)

[13] J. Lacan, séminaire XI, p 151

[14] J. Lacan, séminaire III sur les psychoses, p 50

[15] J. Lacan, ibid., p 51

[16] J. Lacan, Séminaire VII, l’éthique de la psychanalyse, p 65

[17] J. Dor, introduction à la lecture de Lacan, p 187/188

 

[18] Ibid., p 188

[19] Ibid. p 188/189

[20] J. Lacan, Ecrits, p 618

[21] J. Lacan, séminaire XX, « encore », p 174, 175, 176

[22] J. Lacan, séminaire sur l’identification ?

[23] J’avoue avoir un peu de mal avec le signifiant « amoureux », il y a comme une idée de mollesse, d’un état qui rendrait mou et béat, le vocabulaire est parfois très pauvre…

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