Supervision et violence instituée
Supervision et violence instituée
Si le signifiant « superviseur » demeure problématique, je le préfère à celui d’« analyse des pratiques » actuellement très en vogue, je n’aime pas cet intitulé qui autorise souvent des dérives. Derrière cette appellation mal contrôlée d’AP, il y a en filigrane une volonté normative : analyser les bonnes pratiques, les distinguer des mauvaises, comme on sépare le bon grain de l’ivraie ? D’où le risque de transformer les sessions de supervision en instances de contrôle, ce qui ne peut être notre objet. On est là du côté du Moi idéal, des bonnes pratiques dans l’institution idéale, c’est-à-dire dans l’imaginaire. Comme l’énonçait ici même Claude Allione en 2014 : « D’ailleurs, dire : l’analyse des pratiques, ne revient-il pas à réduire ce travail à l’analyse de la seule supposée pratique ? Et que serait le champ de la seule et stricte pratique dans un domaine où notre outil principal est et demeure la parole et son pendant, le transfert ? Ne faut-il pas voir dans cette tournure sémantique la volonté d’écarter la parole au profit des protocoles, des conduites-à- tenir, et autres actions concrètes, c’est-à-dire toutes les choses qui ont prolétarisé notre action ? ».
Ainsi, je préfère le mot « superviseur », même s’il induit une vision faussée, celle du superviseur qui aurait une vision en surplomb, et en ces mêmes lieux notre ami Jean Pierre Lebrun énonçait il y a dix ans - c’était en novembre 2014 – : « dans superviseur, il y a « père » et « viseur » deux mots évoquant la toute-puissance du sachant ». Avec JP Lebrun, je pense qu’il faut rester modeste, ne pas jouer à l’expert, savoir occuper cette place en creux, à l’opposé de l’omnipotence, conditions nécessaires à la symbolisation. Il n’y a pas de superviseur attitré mais un sujet imparfait et manquant qui accepte de prendre cette place d’exception. Il doit être -surtout au début – un « Sujet supposé savoir » qui fait tiers transférentiel, le SSS, et non pas le SS, le sujet sachant.
Or, et malgré ses inconvénients sémantiques – car il ne s’agit pas de voir mais d’écouter - je préfère parler de supervision, qui pour moi, et loin de signifier une vision en surplomb caractérise une supervidere, qui consiste à se distancier, prendre de la hauteur, et, en collectif, pouvoir transformer le réel en symbolique[1], et au final, produire un savoir jusqu’alors insu, inédit. C’est pourquoi je me présente comme superviseur, me référant à un socle épistémique bien identifié : la psychanalyse d’inspiration freudienne, augmentée par les apports de Lacan et quelques autres ; en outre, il faut souligner que le plus souvent, nous travaillons sur le contre-transfert des participant(e)s à l’égard des sujets qu’ils accompagnent.
C’est ce que j’appelle le traitement institutionnel du transfert, définition lapidaire mais juste de la supervision.
« Le superviseur confronté à la maltraitance institutionnelle », tel est l’intitulé de ma présente intervention. Avec du recul, elle ne me convient pas. Il aurait mieux valu parler de la maltraitance de l’institué, voire de l’établi. Le philosophe et psychanalyste Cornélius Castoriadis définissait l’institution comme le résultat d’un processus opposant en permanence un instituant novateur à un institué conservateur. De cette opposition pouvait émerger un processus d’institutionnalisation et par extension, une institution. Mais quand l’instituant ne peux pas prendre le risque de la parole, que celle-ci est confisquée par l’institué, il ne faut plus parler d’institution, ou plutôt il s’agit d’une institution ramenée à la peau de chagrin de l’établissement. Par conséquent, le bon intitulé de cette intervention sera « Supervision et violence instituée ».
Je vais parler de la violence instituée, à travers l’histoire de deux psychologues cliniciennes avec lesquelles je partage des moments de supervision depuis presque cinq ans. Au préalable, avant d’entrer dans le vif du sujet, permettez-moi quelques mots sur la supervision et la régulation d’équipe…quelques mots qui susciteront un questionnement.
En supervision, il faut régulièrement se référer à la demande initiale, décryptée lors des toutes premières sessions, une demande qu’il faut réinterroger régulièrement. Cette analyse de la demande est le pendant – en supervision- des entretiens préliminaires précédant une cure analytique.
Comme l’écrivait Joseph Rouzel dans son ouvrage sur la supervision[2] : « Il s’agit donc de répondre à la demande pour soutenir le manque, pas pour prétendre le combler ». En d’autres termes ne pas tenter de boucher les trous mais déboucher les tuyaux ! « Pour faire partir les bulles d’air qui rendent la circulation difficile »[3]. Comme quoi le superviseur est l’ouvrier d’entretien de la machine sociale. Mais le superviseur n’a pas de solutions-miracles livrées clés en mains aux professionnels, et il ne pourra maintenir sa place que s’il la laisse vacante [4], il ne doit pas se prendre pour le sujet sachant, il doit accepter d’être manquant, et regretter de l’être serait une imposture. S’il tiendra un moment la place vide du sujet supposé savoir, ce sera pour s’en débarrasser par la suite. La demande de supervision est plurielle, elle renvoie aussi aux représentations que les participants se font de la place du superviseur auprès d’eux, dans « l’ici et maintenant » des sessions, et il s’agit d’un travail sous transfert, dans lequel – et dès le départ- l’intervenant extérieur est souvent perçu comme le détenteur d’un savoir supposé sur les pratiques professionnelles ; celles du social, du sanitaire, du médico-social.
En outre, et grâce à la symbolisation mise en acte par la parole, une supervision bien menée peut réduire les effets de la souffrance au travail, car selon l’adage consensuel : « ça fait du bien d’en parler ! » et en effet, cela participe à un processus d’allégement. C’est le désir qui est questionné. Le groupe de supervision est un espace de parole intersubjectif dont le superviseur est le garant des modalités, régulièrement redéfinies afin d’éviter certaines dérives de régression groupale.
Enfin, ce travail de parole constitue à restaurer de la groupalité d’équipe, à renarcissiser la représentation (imaginaire) des métiers – bien trop souvent dévalorisée -, à alléger des sentiments de culpabilité souvent récurrents, à élucider des situations intersubjectives complexes ; et de ce fait participe à la réduction des risques psychosociaux au travail ; et ça arrange bien les établissements, le superviseur fait souvent office de « pompier du social » ; même si les prises de conscience qu’il est censé susciter peuvent parfois aviver les brasiers plutôt que les éteindre. N’empêche ! Si nous ne sommes pas payés pour mettre de l’huile sur le feu, nous sommes là pour élever le niveau de conscience des sujets, les aider à penser par eux-mêmes ; encore une contradiction qui renvoie à « l’impossible » de cette fonction : régulatrice ou dérégulatrice ? Instituée ou instituante ? Le superviseur – comme le travailleur social - serait-il un agent double ?
En douze années comme superviseur, j’ai été confronté plusieurs fois à la violence instituée. Ainsi, en 2012/2013, superviseur au sein de trois EHPAD dépendant d’un groupe hospitalier, j’ai subi des pressions de la part de la Direction, cette dernière voulant m’instrumentaliser afin de faire passer « l’idée » d’une restructuration du travail. Cette mission dura deux ans, avec dix groupes par semaine, embellie du débutant…A l’issue de la première année, la cadre sup des EHPAD me demande de produire un écrit rendant compte de mon travail auprès des soignantes. J’aurais dû me méfier de ce qui ressemblait de plus en plus à de l’audit. Ces changements structurels voulus par la Direction - qui ne pouvaient que générer une augmentation de l’inconfort du travail des soignantes déjà bien malmenées - étaient majoritairement rejetés par les salariées. Bien sûr, je n’ai pas collaboré, j’ai fait semblant de ne pas comprendre cette demande implicite. Mon refus est éthique, car si le superviseur est du côté du pouvoir institué, il n’y a pas de supervision possible. Il faut savoir d’où l’on parle.
Mais qu’est-ce que la violence instituée ? Il faut définir le terme « violence ». Son étymologie (racine : vis = force) nous renvoie à « l’usage de la force » dans des situations déterminées pour résoudre des difficultés ou des problèmes. A partir de cette définition, il y a une double dimension. La première considère la violence physique, verbale, le harcèlement moral… soit tout ce que sanctionne socialement le code pénal.
La seconde prolonge la première : il s’agit de préjudices plus discrets, occultes, de violences « d’attitudes », qui ont lieu dans les établissements. Les attitudes de mépris, le choix d’un bouc-émissaire, le refus de la parole, la mise « au placard », l’évitement, le mutisme, le clivage, le favoritisme, l’esprit de délation, la rumeur…font partie de ces violences visibles et invisibles, et autres toxines instituées qui ne sautent pas d’emblée aux yeux.
La violence de l’institué, je la connais, je l’ai vécu d’abord comme salarié, et je la définis comme de l’abus de pouvoir, sous toutes ses formes et en tous lieux, un abus qui nuit à l’intégrité psychique des personnes. La violence instituée agit dans une zone d’irrespect, dans laquelle la violence radicale se montre par le silence, lorsque les tentatives pour parler, se faire comprendre, faire signe à autrui, ne rencontrent aucun écho. Ainsi, au sein de ces trois EHPAD, les soignantes étaient en danger : risques de dépression, de décompensation, de suicide, d’effondrement. En cette matière, le taux d’absentéisme fait figure d’analyseur des effets de cette violence. Je l’ai pris de plein-fouet, c’est pourquoi la supervision est un travail difficile. En outre, cette volonté implicite d’instrumentalisation du superviseur est perverse quand seule la loi impérative du désir de la Direction importe, elle a le primat sur tous les petits autres, professionnels prolétarisés, assujettis et objectalisés. L’établissement pervers connait la Loi et la castration, mais il les transgressera et jouira de cette transgression. L’établissement ignore délibérément le désir des professionnelles de ces trois EHPAD. Au bout de deux ans, j’ai bien sûr été remercié, ce qui m’a soulagé.
En janvier 2020, une psychologue prend contact avec moi pour des séances de supervision individuelle. Elle a besoin d’un espace libre pour déposer une parole qu’elle décrit comme confisquée par l’employeur, en l’occurrence un établissement public de santé mentale situé en Haute Savoie. Elle décrit un climat de terreur généré par une Direction perverse qui veut imposer son diktat aux salariés. Nous convenons de nous rencontrer deux fois par mois au cabinet, pour des séances d’une heure. Viviane -appelons-là ainsi- est rejointe rapidement par une de ses collègues et amie, Cécile, une autre psychologue. Elles travaillent toutes les deux au sein d’un CMPI. Elles me confient : « On est venues vous voir pour respirer un peu. On ne dort plus, on est obsédées par le travail, même le week end ».
Je ne suis pas étonné par cette demande, je sais bien que les travailleurs de la psychiatrie - qu’elle soit publique ou privée - sont accablés par un management pervers qui génère un désinvestissement professionnel, et dans certains cas un vrai désengagement. A l’EPSM 74, beaucoup sont partis pour travailler en libéral, d’autres se sont réfugiés dans l’arrêt de longue maladie. C’est le paradoxe de l’établissement psychiatrique qui rend fou ses propres agents.
Viviane et Cécile ne sont pas des débutantes, elles ont derrière elles deux décennies de travail clinique auprès d’enfants et d’adolescents en souffrance. Elles sont burinées par l’expérience, et malgré leurs difficultés, toujours très investies dans le travail clinique.
En outre, Viviane est affiliée à la CGT, laquelle, même si minoritaire, demeure le seul contrepouvoir dans l’établissement. Autant dire qu’elle est dans le collimateur de la Direction. Durant la première année, nos séances ressembleront à des consultations de souffrance au travail. Nous parlons des conditions d’exercice, de la politique de harcèlement organisée par la Direction, de leur impact sur la santé des salariés et surtout de l’impossibilité d’exercer leur métier de façon éthique. Les années suivantes, nous parlerons beaucoup plus des cas cliniques et des difficultés rencontrées avec certains enfants en souffrance. Ces deux professionnelles vont mal -et plus particulièrement les deux premières années -, elles somatisent : lumbagos à répétition (en avoir « plein le dos » !), état inflammatoire, pubalgie, labilité émotionnelle, troubles anxio-dépressifs ; la seule échappatoire à cette souffrance est l’arrêt de travail.
Comment en est-on arrivé là ? Comme la plupart des établissement psychiatriques, l’EPSM 74 vit une dérive bureaucratique. Un management tout puissant et vertical, une dérive gestionnaire et une organisation du travail d’inspiration taylorienne sont en conflit avec une clinique du cas par cas, celle de la rencontre du sujet dans son étrangeté légitime. Ce que veut l’institué ? Que la question du sujet soit dès lors hors sujet. La bonne pratique préconisée va à l’encontre d’une éthique de soin : il s’agit d’évaluer et de donner un traitement. Face aux professionnels tels que les psychologues, il y a une résistance énorme de l’établi qui utilise la pseudo objectivité scientifique de la neurobiologie couplée au comportementalisme, afin de dissimuler ses résistances à une relation psychothérapeutique approfondie. La Direction préconise des prises en charge très courtes.
Avec ces deux professionnelles, nous partageons une alliance, celle de ce triumvirat se regroupant deux fois par mois ; et ça parle, car la parole demeure leur mode principal de résistance à la normose instituée qui voudrait les réduire au silence, les sérialiser, les normaliser, les objectaliser, les désubjectiver, enfin, les réifier. Face à mon sentiment d’impuissance, elles vont me rassurer en me disant que je facilite leur parole, qu’elles peuvent ainsi se libérer de leurs toxines mentales dans le huis clos sécurisant du cabinet, et ainsi, ne pas ramener leur mal-être chez elles, alors ce travail les satisfaisait.
Elles sont admirables par la constance de leur refus de ce que La Boétie a nommé « la servitude volontaire »[5], cette passion masochiste éprouvée par tant d’hommes à se soumettre au tyran, au Führer, cette passion que Freud, bien après la Boétie, a analysé dans « Psychologie des foules et analyse du Moi »[6]. Par leur posture instituante ces deux psychologues sont -pour reprendre la métaphore tosquélienne – comparables à un Cheval de Troie dans l’institué.
Je ne peux pas relater cette supervision dans sa chronologie et en détail. Il faudrait pour se faire l’espace d’un livre qui reste à écrire. Pour synthétiser, je dirais que leur souffrance a plusieurs sources :
. En premier lieu, un défaut d’ambiance et une pathoplastie[7] exacerbée induisant de l’absentéisme et de la démotivation. Le mauvais climat relationnel est généré par un déclin du collectif, un repli sur soi de défense et un sentiment d’insécurité. Par exemple, au CMPI de Z, les gens ne se parlent pas et s’envoient des mails. Il existe un nosocomial psychique qui détruit la bonne ambiance d’un collectif de soins et qui fait monter le gradient pathoplastique. C’est le harcèlement managérial qui pèse sur toute l’équipe et qui génère une ambiance anxiogène. On n’ose plus parler, car parler c’est s’engager, c’est-à-dire prendre le risque d’être persécuté par la hiérarchie !
. Deuxième source de souffrance : l’absence de dialogue avec une hiérarchie coercitive et culpabilisante qui préconise l’obéissance. Les professionnelles se sentent infantilisées.
. Est mal vécue cette ingérence de la hiérarchie dans les suivis, sans prévenir les professionnelles. La hiérarchie, les cadres sup, ce sont des gens qui se prennent pour leur statut. Ils détiennent la vérité.
. Elles souffrent aussi d’un sentiment d’indignité professionnelle. Leur travail est critiqué négativement et les psychologues pensent que leur pratique - fondée sur la psychologie dynamique et la parole du sujet- ne correspond plus aux attentes de la Direction. Elles se demandent si peu à peu elles vont être remplacées par des neuropsychologues. Viviane évoque le deuil annoncé de sa pratique et la hiérarchie demande implicitement aux psychologues de s’adapter. En d’autres termes : changer de métier !
. Notons la perte de certains de leurs acquis, tel que le temps FIR (formation, information et recherche) d’un volume de onze heures par mois. Ce temps social « à soi et pour soi » est sans cesse remis en cause par la bureaucratie, il risque d’être supprimé et c’est un grand recul. Le FIR était basé sur la confiance où le salarié se formait « à la carte » et en toute liberté, c’était la possibilité de faire un pas de côté par rapport à sa pratique.
Ces années de supervision seront ponctuées d’arrêts de maladie justifiés par un état de santé alarmant pour chacune d’entre-elles, d’aménagements du temps de travail tels que le mi-temps thérapeutique, et au final, de mutations (changer de CMPI) afin de trouver une place moins pire. L’origine de cette souffrance est éthique.
Cette dérive managériale où s’impose en force une quantophrénie mortifère, s’illustre par l’obsession gestionnaire, le culte de l’obéissance, la mise au pas des équipes, et le diktat d’une Direction paranoïaque et violente, au détriment de la prise en soin.
Il faut dire que majoritairement, les Directions d’établissements psychiatriques ne se démènent pas pour le bien-être de leurs patients, ni de leurs professionnels. Ce n’est pas leur problème que l’hôpital soit hospitalier. Ils travaillent pour les ARS, pour le ministre de la Santé, et pour l’optimisation de leurs ratios de fonctionnement ; et ces énarques de la santé publique qui ne connaissent rien à la psychiatrie tiennent à garder leur place de chiens de garde, comme les désignait le regretté Pierre Bourdieu.
Résultat : dans l’impossibilité de travailler, les psychologues d’orientation analytique n’ont plus de place, et beaucoup d’entre-eux ont démissionné afin de ne pas continuer à être complices d’un établissement qui dans le meilleur des cas, ne pratique plus qu’une psychiatrie vétérinaire. A l’origine, le problème est politique, mais son impact est multi référentiel : il est psychique, somatique et social, il a un impact nocif sur la vie de famille, les relations avec les enfants. Quand la sphère professionnelle envahit la sphère privée, le salarié est en danger.
Autres résultats : En intra hospitalier, nous assistons à la fermeture de services, l’établissement étant passé de 180 lits à 107, il y aussi une hémorragie de certaines catégories de personnel avec de fortes difficultés de recrutement, et la durée moyenne des hospitalisations est incroyablement courte pour favoriser le « turn over » des patients. Il y a aussi un fort taux d’absentéisme, une recrudescences des pratiques d’isolement et de contention, et un nombre inquiétant de suicides de patients dans certains services. Rappelons le suicide d’un psychiatre, il y a peu…
Aux prémices de notre travail, les deux psychologues étaient en très grande détresse, et leur santé à un moment fut même engagée. Conscient de mes limites, j’ai quand même exercé auprès d’elles une fonction phorique car il y a une parole qui soigne : maintenant elles vont mieux et ont repris goût à leur praxis, et c’est tant mieux, très impliquées, elles font un travail admirable. Faute de l’existence d’un collectif, nos deux protagonistes ont opté pour des solutions individuelles afin de sauvegarder leur santé au travail.
La psychiatrie va mal et cela dure depuis plusieurs décennies, la période est marquée par le nihilisme thérapeutique et le culte de l’évaluation. La psychiatrie contemporaine se caractérise majoritairement par une négation de l’orientation relationnelle du soin psychique, substituée par la psychopharmacologie, l’éducation thérapeutique et la généralisation des pratiques coercitives. Nous sommes dans le primat de la thèse neurobiologique : l’être humain se réduirait à un cerveau, une machine à traiter de l’information, et si nous logeons toutes les causalités dans le cerveau, cette option scientiste réduit l’être parlant à un organe mutique.
La folie n’existe pas et les maladies mentales seraient des maladies comme les autres : cette banalisation annonce la mort de la psychiatrie si les professionnels ne réagissent pas unanimement et notamment les psychiatres.
Aujourd’hui hégémonique, la thèse neurobiologiste prétend s’imposer à toute conception relationnelle des soins, à la psychanalyse et à tous ceux qui y puisent une orientation humaine telle que la psychothérapie institutionnelle. Cette nouvelle cérébrologie soutenue par les ARS, légitime la mise sous tutelle administrative des pratiques de la parole, elle postule le tout neuro, et la médicalisation outrancière de la maladie psychique, transformant peu à peu les psychiatres en chimiatres !
Tel est ce que je peux en dire de cette violence de l’institué, même si je sais que les mots sont toujours décalés de la vérité de la chose, que la vérité est varité, une vérité variable ; et j’ai souvent le sentiment que les mots m’entraînent en dénaturant les nuances, souvent en deçà ou au-delà de ma vraie pensée. Comme le disait ce cher Pontalis : « Il arrive que les mots écrasent le sens »[8]. Par conséquent le signifiant court toujours après le signifié et la moindre création est le produit d’un deuil, c’est-à-dire une absence signifiée. Ainsi, le symbolique ne peut pas suturer le Réel, il y a toujours un reste, le symbolique est troué.
Quoi qu’on fasse, ça ne sera jamais ça, il y aura toujours du manque, c’est la dimension essentielle de la parole et, consolation, ça permet de rester désirant.
(Les Houches, le 29/09/2024)
Ce texte est la transcription de mon intervention au colloque de Psychasoc sur la supervision, les 12 et 13 octobre 2024, à Montpellier.
[1] Transformer le réel en symbolique, c’est la définition de la praxis qu’énonce Lacan dans le séminaire XI.
[2] Joseph Rouzel, « La supervision d’équipe en travail social », Dunod 2007.
[3] Cette phrase empruntée à un dire de Saul Karsz, c’était en 1990 lors d’un séminaire « Déconstruire le social ». La citation complète est : « Le savoir purge la pratique comme on purge ses radiateurs, pour faire partir les bulles d’air, qui rendent la circulation difficile ».
[4] Le psychiatre Jean Oury dirait qu’il occupe la fonction vacuolaire dans l’institution : la fonction « moins un ».
[5] Le Discours de la servitude volontaire est un ouvrage rédigé par Étienne de La Boétie. Publié en latin en 1576, ce texte consiste en un court réquisitoire contre la tyrannie qui étonne par son érudition et par sa profondeur, alors qu'il a été rédigé par un jeune homme. Ce texte pose la question de la légitimité de toute autorité sur une population et essaie d'analyser les raisons de la soumission de celle-ci (rapport « domination-servitude »).
[6] S. Freud, « Psychologie des foules et analyse du Moi » in « Essais de psychanalyse », Payot 1981.
[7] Pathoplastie : concept clé de la psychothérapie institutionnelle, il s’agit de l’émergence de pathologies générées par l’ambiance.
[8] JB Pontalis, « Perdre de vue », Gallimard 1988.