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PRAXIS 74 . Travail social et psychanalyse.
29 novembre 2014

Quand la demande est délirante...

Soutenir la folie en EHPAD…

Depuis deux ans, j’anime plusieurs groupes d’analyse des pratiques au sein de trois EHPAD du département 74. Par respect de la discrétion professionnelle, je ne les nommerai pas. Celles (et les rares « ceux ») qui en partagent le quotidien s’y retrouveront, elles savent que je soutiens leur parole. Par ce texte, je veux seulement témoigner d’une situation concernant l’accueil de personnes âgées psychotiques, dans un contexte d’impuissance clinique, et de moyens complètements inadaptés.

 

« Avec certains résidents, je sais que je ne réponds pas à la demande, car je ne la comprends pas, je ne sais pas ce qu’il veut, je me sens incompétente et désarmée, aucun mot, aucune phrase ne le représente, et tout dialogue sensé est impossible : --- Vous prenez vos médicaments, Mr G ? --- Oui, je prends le bus tout à l’heure pour aller voir ma mère ! Mr G a 85 ans. Nous sommes toutes insatisfaites de ces prises en charge au rabais, nous n’arrivons pas à faire du relationnel, nous ne sommes pas formées à la gérontopsychiatrie. » (EHPAD Z, AS)

« Mme B  dépose ses déjections partout, au salon de TV, dans les couloirs, en salle à manger, elle va même faire caca dans les chambres des autres pendant leur absence. Quand on lui demande pourquoi elle fait ça, elle répond « pour vous emmerder ! ». C’est ainsi qu’une ou plusieurs personnes rendent la vie ici impossible, et même déclencher des comportements collectifs délirants. C’est en cascade, parfois, ici, c’est la cour des miracles, ou la fosse aux serpents, on est vraiment au milieu des fous ! » (EHPAD Z, IDE)

« Il y a des résidents qui devraient être en psychiatrie mais il n’y a pas de places, alors ils échouent toujours en EHPAD, on ramasse tout. Il y en a, ils seraient mieux à l’UHR de Bonneville, ce serait plus adapté qu’ici. On se sent en échec par rapport à ces personnes. En plus, rien ne les intéresse. » (EHPAD Z, ASHQ)

« Mme E crie toute la journée et indispose tout l’établissement. Elle veut quelqu’un à ses côtés, qui lui prenne la main. Elle est très angoissée, elle a peur, mais on n’a pas toujours le temps, alors elle crie. Parfois, elle nous demande si nous sommes en colère après elle. On l’aime bien, mais on se sent désarmées face à ces cris continuels, les autres résidents sont excédés, cela entraine par moments un climat de violence. Une fois par an, elle va faire un stage à l’EPSM, ça nous laisse souffler un moment ! » (EHPAD M, AS)

« Une  dame, Mme M, est arrivée avant-hier. Elle fait peur aux autres résidents, aux jeunes AS, on dirait qu’il y a le diable en elle. Des vieilles histoires ressortent par sa bouche, elle parle à moitié le patois savoyard avec une voix caverneuse, on dirait qu’elle est possédée, c’est vraiment effrayant, et pourtant, j’en ai vu, ici ! Comme beaucoup, elle confond le présent et le passé. Elle vient de l’EPSM. Elle crie, ne se fait pas comprendre, alors elle s’énerve et crie de plus en plus fort, on ne sait pas ce qu’elle veut ! » (IDE, EHPAD M)

« Mme M crie tout le temps, elle refuse les soins, c’est pour elle une agression, elle a l’air persécutée. Elle invective les soignantes, des collègues se sont fait taper, elle voyait des démons partout. Elle vient de la Roche, ils finissent tous ici ! Parfois elle raconte sa vie mais elle est prise dans un délire très perturbant. Quand on lui parle doucement, qu’on prend le temps, on arrive à la calmer. Dès qu’il y a une vraie présence auprès d’elle, elle devient silencieuse et se détend un peu. Il faudrait pouvoir passer beaucoup plus de temps avec elle, mais comment faire ? » (AS, EHPAD M)

« Mme F, ça se passait au deuxième étage, elle est sortie de sa chambre comme une furie, elle a donné un coup de canne à cinquante centimètres de ma tête, elle a tapé si fort que la canne s’est brisée, à ce moment-là, j’étais seule à l’étage, on se sent en insécurité » (AS, EHPAD M)

 

Ces énonciations retranscrites mot pour mot reflète bien l’impact de cette population psychiatrique sur l’environnement. L’EHPAD Z et l’EHPAD M n’échappent pas à cette tendance sociétale, et aux conséquences dramatiques de la disparition de plus de 50 000 lits en psychiatrie en deux décennies (exactement 120 000 lits supprimés depuis les années 70), alors qu’il y a de plus en plus de pathologies mentales, tant ce monde est beau et bon ! Dans chacun des établissements, les professionnelles ont manifesté des sentiments d’impuissance, voire d’indignité professionnelle qu’elles transfèrent pour la plupart sur une demande de formation clinique en psychiatrie/gérontopsychiatrie. Il s’agit d’une demande d’aide à la professionnalité, une demande d’outillage, afin d’aider les soignantes à des interventions plus appropriées, et à mieux supporter les tensions générées par la prise en charge de ces pathologies de la déliaison et du désordre. Il me semble qu’une formation serait opportune, mais elle ne résoudra pas tout.

Outre les résidents souffrant d’une démence type Alzheimer ou d’autres troubles neurologiques, les troubles psychiatriques chez les sujets âgés se rencontrent dans deux types de situations différentes :

-          Le vieillissement des résidents présentant des pathologies psychiatriques récurrentes, et depuis longtemps, en particulier des bipolaires, des schizophrènes, et des mélancoliques. La clinique psychiatrique évoque des « psychoses vieillies », ou des psychotiques vieillissants.

-          L’apparition de troubles psychiatriques chez des résidents jusque-là sans aucun antécédent : Il s’agit de psychoses à survenue tardive, au diagnostic souvent difficile. Dans certains cas, le placement en EHPAD (perdre sa place…) vécu sur un mode persécutant sera le facteur déclenchant, et le trauma entrainera une décompensation face à un réel qui se refuse à être symbolisé par le sujet.

Prendre en soins ces résidents suppose de pouvoir décrypter leurs symptômes, de parler avec eux, ça les reconnecte avec le symbolique, il faut aussi les rassurer, tant l’inquiétude et l’angoisse qu’ils vivent souvent aggravent leur état clinique global. Les soignantes de bonne volonté – qui sont majorité - partagent ces principes, s’efforcent à une approche humaine et relationnelle avec ces personnes, et se relaient quand une soignante se sent dépassée par une situation. La prise en soins des psychotiques doit être collective. Les psychotiques sont sur un registre psychique multiréférentiel, et la clinique appropriée est plurielle. Mieux : transdisciplinaire, ça évite l’enfermement dans un seul registre, cela autorise une certaine respiration. Néanmoins, ces principes qui relèvent tant du bon sens humain que de la psychiatrie humaine (et qui n’a rien à voir avec le DSM-V), ne sauraient être suffisants pour une prise en soins de qualité. La psychose, c’est compliqué, c’est insolite, et ça véhicule beaucoup de représentations fantasmées, c’est un ailleurs, la bonne volonté ne suffit pas, et il n’y a pas de science infuse ; mais il ne saurait y avoir des solutions scientistes et/ou hygiénistes toutes faites, face à la complexité de certains sujets délirants. Tout au long de l’année, nous avons parlé de cette population psy de plus en plus importante, et à chaque fois, cette question de la formation a émergé ; et plus particulièrement peut être à l’EHPAD M (30 % de psys sur 80 résidents, d’après les soignantes, et confirmé par la cadre de santé) qui absorbe les flux venant de l’EPSM. Si je partage cette volonté d’outillage, car il est bon de comprendre un peu ce que l’on fait et avec qui (se repérer dans la nosographie, la clinique psychopathologique, les traitements…), avec les psychotiques, il faut quand même savoir à qui l’on s’adresse, on ne parle pas à un mélancolique comme à un schizophrène, une formation basique permettrait déjà de se repérer un peu. Cependant, il me semble que la prise en soin de ces résidents passe par une réflexion collective nécessaire sur l’environnement, et sur l’institution, d’une façon plus globale. Le psychotique – surtout vieillissant – se sent la plupart du temps agressé par le contexte concentrationnaire, il aurait besoin d’espaces, d’une unité de lieu, d’endroits contenants, calmes, le mettant à l’abri d’excitations nuisibles, parasitant sa psyché, voire le terrorisant. Les équipements actuels sont inadaptés à la prise en compte d’une telle population, et cette population ne pourra qu’augmenter d’année en année, tant la politique de la santé mentale est indigente, car pervertie par l’obsession gestionnaire, au détriment du (bon) sens. La vie en EHPAD, c’est une situation imposée et forcément coercitive, où sont concentrées de nombreuses pathologies. La cohabitation entre résidents est parfois vécue sur un mode violent et persécutant, les soignantes ne manquent pas d’anecdotes sur certaines situations explosives pouvant virer à la folie collective. Un résident-Alzheimer et un résident-schizophrène, ça ne s’accorde pas forcément sur le « vivre ensemble », ils ne sont pas dans le même paysage, et l’on baigne souvent dans une ambiance très surréaliste…

 

Maintes situations cliniques sont vécues et relatées le plus souvent avec une sensation d’impuissance, voire de culpabilité, générées par la frustration de ne pouvoir prendre plus de temps dans la prise en soins, d’essayer de décrypter la demande du résident, de l’apaiser dans son angoisse, de prendre tout simplement le temps pour lui prendre la main, de lui parler doucement. En effet, comment interpréter la demande lorsque l’énonciation est inexplicite, c’est-à-dire symbolisée à minima ?

Pour donner un peu de relief à mes propos, j’évoquerai l’exemple paradigmatique de Monique, celle qui fait quotidiennement et des heures durant, irruption dans le réel mortifère tempéré par l’ennui généralisé ; la plupart du temps par l’émission de cris, et parfois par un signifiant unique, signalant un débordement de l’angoisse, celle-ci pouvant mener à une attaque de panique, qu’il faudrait pouvoir accompagner et contenir: « auuusssssekoooour !!! », ou parfois : « Aaaalaaaaiiiide !!! », et plus rarement : «aidéèèèmoaaaah !!! »…des cris pouvant se transformer en hurlements, je peux en témoigner.

Monique est résidente de l’EHPAD depuis une bonne décennie. Elle a un fils qu’elle voit régulièrement mais peu fréquemment, il habite loin, et nous pouvons nous questionner sur l’impact de ces rares visites, ces rencontres avec une mère délirante et dégradée. Elle souffre depuis longtemps d’un syndrome anxio-dépressif  avec des pics de crise mélancolique où elle se replie sur elle-même, pleure pendant des heures, refusant de se lever et de s’alimenter. Son état est rétif à la psychopharmacologie, il fut même envisagé des séances de sismothérapie à l’hôpital du Vinatier, afin de la faire sortir de sa torpeur mélancolique qui durait depuis deux mois, mais ce projet thérapeutique fut ensuite oublié. Monique est hospitalisée régulièrement à l’EPSM de la Roche sur Foron, ces séjours là-bas procurant un peu de repos aux autres résidents, très perturbés et exaspérés par les cris de Monique. Cela permet aussi aux soignantes de « souffler » un peu, de mettre un point d’arrêt momentanée à cette prise en charge très lourde. Car, quand Monique est là, nul ne peut l’ignorer tant elle crie, à jets continus, lancinants, répétitifs. Elle ne s’apaise que quelques heures par nuit, ou encore lorsqu’une soignante peut prendre le temps de s’asseoir à ses côtés, et de lui parler. Là, elle cesse de crier, elle s’empare de la main, cet étayage symbolique maternel, elle là serre avec avidité, il faut souvent lui dire qu’elle fait mal, qu’elle serre trop fort. Dans ces brefs moments, Monique est mutique, ou elle répond aux interlocutions par des phonèmes, des monosyllabes, des sons in-signifiants, qui ne représentent en rien le sujet.

D’après le corps médical, et plus particulièrement les soignants de l’EPSM, elle est atteinte à la fois de démence sénile, et de dépression unipolaire de type mélancolique, avec des épisodes mixtes, très confus pour elle et pour tout le monde. En outre, et comme pour beaucoup de personnes âgées en fin de vie, l’actuel et l’infantile se télescopent dans la synchronie, ce passé-présent, ce temps de l’inconscient. Monique réclame souvent la présence de sa mère, ou demande à quelle heure est son autobus pour aller à l’école. Les soignantes se sentent impuissantes et ne comprennent pas la demande, elle est peu explicite. Les cris évoquent un S1, c’est-à-dire un signifiant tout seul, n’ayant plus, ou presque plus une certaine portée de sens, ou d’interprétation possible, un S1 tout seul qui ne s’accouple pas à un S2, un signifiant sans chaîne signifiante, il n’y a pas de signifié, et ce ce que le sujet dit ne le représente pas, c’est incompréhensible. C’est ce que Lacan appelait l’inconscient réel, celui qui résiste à la production d’une vérité, fut-elle variable, qui empêche le déploiement de sens ; un inconscient réel à distinguer de l’inconscient transférentiel, lorsque celui qu’incarne, du moins au début, le sujet-supposé savoir (SsS) incite, sans en avoir l’air, l’analysant à déployer des signifiants provenant de son inconscient, et faisant au bout du compte, vérité du sujet, à la rencontre de son désir. Mais ce clin d'oeil psychanalytique ne doit pas occulter cette vraie question de la demande, cette demande qui s'intercale entre besoin et désir.

Alors, précisément, quelle est la demande de cette résidente qui pose problème à l’institution, cette vieille dame hétéronome, telle l’infans qu’elle était à l’autre bout de la vie ? Que demande t’elle, par-delà l’indicible et ce qui est souvent perçu comme inaudible ? Comment faire pour que naisse un nécessaire dévoilement ? Serait-ce une ultime demande d’amour adressée à l’Autre, et à l’autre ? Un « aimez-moi car j’ai si peur de la mort, si vous saviez », expression finale d’un désir d’amour toujours insatisfait ? Cette angoisse de la mort est omniprésente dans ces établissements. C'est quelque chose de palpable. Serait-elle la prise de conscience traumatique que l’aventure de la vie s’arrête ici ? Et qu’il n’y a aucune issue, aucune échappatoire, le sujet est pris dans la nasse, avec quelques autres, ça fonctionne en miroir, la relation à l’autre, ce n’est pas très beau, et ça évoque encore la mort. Vous comprendrez pourquoi les personnes très âgées détestent leur image, elles évitent les miroirs, c’est déjà assez de voir l’autre, l’alter égo. Il est vrai qu’à partir d’un certain âge, on ne pense plus qu’à « ça », et ce « ça », ce n’est plus la pulsion libidinale (Eros), mais la pulsion de mort (Thanathos), et son obsédante représentation effrayante, incarnée par le cadavre. L’idée de la proximité de la mort peut en effet devenir obsessionnelle, voire délirante, et on peut dire que cette proximité avec la morbidité « plombe » l’ambiance. L’horreur et l’angoisse induisent sur l’état psychosomatique des résidents, et cela rend compte de ces symptômes. Les mots ne trouvent plus leur place, on est de plus en plus hors symbolisation, et l’angoisse paroxystique fait hurler, ou rend mutique, c’est selon. C’est singulier, c’est déstabilisant. Oui, ces résidents déstabilisent les institutions parce qu’ils préfigurent la folie et la mort, et leur survie qui peut durer des années, prouve qu’une certaine vie est possible dans la déraison. Il faut savoir l’accueillir, s’en donner les moyens, à défaut de guérir, il est possible d’accompagner, d’accueillir. Si la raison constituait comme un cordon sanitaire contre l’idée de la mort, en la refoulant, il sera possible pour certains sujets de lâcher prise en vivant sans elle, comme si elle n’avait pas de réalité, tout en renonçant à cette même raison, la tentation doit être forte de se réfugier dans la folie. En régressant vers le Moi-idéal de la petite enfance, par exemple, et la situation d’hétéronomie en est le principal vecteur. La dépendance fait régresser, le sujet passe de l’autonomie à l’hétéronomie, et qu’on le veuille ou non, les institutions d’accueil des personnes âgées pathologisent les sujets, les font vieillir plus vite. Alors, beaucoup de résidents auront des exigences démesurées, manifestations de la toute-puissance que donne le statut de résident, attendant tout des bonnes mères idéales que sont les soignantes très dévouées….des mères idéalement bonnes et apaisantes, ou parfois vécues comme persécutrices. Il s’agit d’un retour à l’infantile, comme si le sujet « bouclait » sa trajectoire de vie.

 Par conséquent, lorsque l’on veut dépasser les approches sanitaires et hygiénistes et que l’on désire travailler en humanitude – ça évoque la psychothérapie institutionnelle, toujours vivante - il n’y a pas besoin d’être un grand clerc de la psychiatrie ou de la psychanalyse pour comprendre la nécessité de pouvoir  consacrer du temps à ces résidents, car le risque d’isolement psychosocial est sans doute encore plus grand pour les psychotiques, ces « enfermés dehors », que pour l’ensemble des personnes âgées, alors que la socialisation et les relations à l’autre sont les piliers d’une évolution positive, ou du moins viable pour tout le monde. Il faut cohabiter dans ces espaces collectifs, supporter en groupe le spectacle permanent et interactif de la fin de vie, ce qui n’est guère narcissisant , vous en conviendrez.

Il me semble qu'outre un autre aménagement de l’espace et plus de crédit de temps à accorder à ces résidents, ce serait peut être une bonne idée d’intégrer dans les équipes des infirmier(e)s et des AS expérimentés et issus du secteur psychiatrique; et de ressérer le partenariat avec l'équipe de gérontopsychiatrie mobile (EPSM). Ces professionnel(le)s pourraient transmettre leurs savoirs et savoir-faire à des soignantes animées d’une bonne volonté, mais souvent dépassées par l’étrange étrangeté de l’autre.

 

Serge DIDELET (le 29/11/2014)

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