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PRAXIS 74 . Travail social et psychanalyse.

Langue et corps: le traitement de l'altérité dans l'oeuvre de L.F. Céline

C’est un quidam qui a « commis » ce texte en 2012. Je l’ai rencontré dans un des lieux de transmission de la clinique psychanalytique, en France : il s’agit de l’antenne de Grenoble (CHS de St Egrève) de la section clinique de Lyon, c'est-à-dire l’Association de la Cause Freudienne Rhone-Alpes.

 

J’aime beaucoup ce texte, c’est pourquoi - avec son autorisation - je veux le faire connaître. Il s’agit d’une tentative (à mon sens réussie) de dépassement de la dichotomie antagoniste « célinienne » ... à la recherche du sujet dans sa singularité, dans sa légitime étrangeté. Par son regard éclairé par la psychanalyse, le clivage écrivain de génie/ antisémite monstrueux peut se lire comme dépassable. N’aimant pas trop que l’on parle de lui, l’auteur n’exposera pas ici des coordonnées renvoyant à ce qui pourrait être perçu comme étant son identité. Cette posture n’est que l’envers de cette ère des réseaux sociaux où chacun se veut acteur du spectacle et spectateur de lui-même… Ainsi, et selon ses désidératas, je le présenterai comme un vagabond de l’âme, auteur d’un écrit apocryphe….je vous en souhaite une bonne lecture.

 

 

 

Introduction 

 

C’est au carrefour d’une improbable rencontre qu’a pris corps ce travail.

Entre le propos enthousiaste d’un dirigeant révolutionnaire bolchevique, exilé de sa propre révolution et à quelques instants où – dans le siècle dernier – il fut un minuit des totalitarismes - saluant un jeune auteur « révolté », advenant à la célébrité littéraire en dénonçant l’ordre d’un monde inhumain et sans finalité, et la psychanalyse qui dénie aux humains toute maîtrise de leurs actes tout en les en rendant responsables.

 

L’actualité littéraire de l’année 2011 a remis sur le devant de la scène un des écrivains français les plus controversés de notre histoire. Le cinquantenaire de la mort de LF. Céline et le débat qui s’en est suivi sur sa présence ou pas sur la liste des personnages que la République se devait de célébrer, ont relancer une interrogation qui, au-delà des vicissitudes contingentes sur le bon déroulement de cérémonies officielles, pose le problème des relations entre l’art et la morale.

Ecrivain génial pour les uns depuis son entrée fracassante dans le milieu littéraire avec Voyage au bout de la nuit en 1932 et la puissance d’une écriture « révolutionnaire », infréquentable et illisible pour les autres du fait d’un antisémitisme militant avant, pendant et après le second conflit mondial, il concentre à lui seul une antinomie radicale : entre sublime et abjection.

Que faire donc de Louis-Ferdinand Céline et de son œuvre, entre son premier roman qui fait l’affiche des programmes scolaires des classes de terminale et ses pamphlets qui circulent sous le manteau ou dans les arrières cours des librairies spécialisées dans les « livres anciens »? Voilà la question  qui fut re-posée sur la place publique, entre thuriféraires et contempteurs.

 

Il nous a semblé intéressant de reprendre ce débat car il nous paraît fécond d’une réflexion qui concerne et la création esthétique et l’approche singulière qui peut être celle que permet la psychanalyse.

En effet, concernant la polémique sur Céline, la controverse semble figer la radicalité des termes en jeu : ou « littérairement » génial et donc à lire, relire, commémorer et célébrer ou politiquement monstrueux et donc à rejeter et à laisser là où devrait être sa place : dans les poubelles de l’histoire de la collaboration.

Quelques auteurs (Pol Vandromme, Philippe Murray, Julia Kristeva, Henri Godard, …) ont cependant suggérer qu’il pouvait peut-être y avoir un lien entre les deux faces de cet écrivain. Que cette dichotomie ne permettait de rendre compte ni de la complexité de la création artistique, ni de cette terrible première moitié du XXème siècle. Une continuité, une cohérence en quelque sorte entre le « grand » écrivain et l’antisémite comme boussole pour repenser cet impossible à imaginer.

Nous inscrivant dans la nuance qu’ils ont ouvert, nous voudrions - modestement s’entend -  proposer quelques hypothèses pouvant servir de point d’appui pour étayer cette approche.

Ainsi la mise en tension - plutôt que leur exclusion réciproque - des deux pôles du débat semble pouvoir ouvrir de nouveaux champs de réflexion, de compréhension.

A condition d’avoir un axe pertinent pour « travailler » cette polarité.

 

L’écriture célinienne étant caractérisée, entre autres, par son oralité, et le récit hanté par des corps humains fantasmés ou ravalés à leur plus triviale expression organique, il s’agit donc de les mettre en perspective avec ce qui trame toute la vie publique de Céline depuis au moins 1937 et son premier pamphlet Bagatelles pour un massacre : sa haine.

 

Et parce que cet auteur est marqué par une singularité radicale, nous ne pourrons ne pas nous interroger sur le cadre dans lequel s’inscrit cette écriture : non pas une œuvre, formellement définie comme un ensemble de textes, d’ouvrages pouvant être doctement analysés dans un cadre académique, mais une vie marquée par un positionnement subjectif qui s’est voulu absolu et qui a débordé l’espace trop étroit de l’écrit et de « l’écrivain ». Une démarche qui a engagé non seulement l’écrivain mais aussi l’homme, l’individu, le sujet.

Ses romans se sont nourris de sa vie réelle, retranscription « miraginée » de sa propre existence. Et celle-ci a été marquée au fer rouge et violemment infléchie par la teneur de ses écrits. Il n’y a pas de nuance chez Céline, pas d’espace pour mettre le monde à distance. Engagement absolu qui nous servira aussi pour démontrer l’unité dans laquelle s’inscrivent style  et pulsion.

 

Nous nous proposons donc de dépasser les antagonismes apparents dans l’œuvre de Céline entre génie littéraire et abjection antisémite en convoquant les concepts forgés par Freud et  Lacan : la langue de l’Autre qu’il faut s’approprier pour pouvoir habiter son corps et construire son être-au-monde. Afin de soutenir l’hypothèse que rythme de l’écriture, image du corps et rejet de l’autre s’alimentent, chez cet auteur, à la même source.

I/-« PRENDRE LANGUE » : une parole de l’émotion qui fait « style »…

           

« Céline écrit comme s’il était le premier à se colleter avec le langage ».

C’est cette phrase de Léon Trotsky extraite d’un article de 1933, lors de la parution de Voyage au bout de la nuit : et repris dans l’ouvrage « Littérature et révolution » qui nous a mis sur la piste d’une possible approche de la langue célinienne à partir d’un point d’appui qui se situerait quelque part contre et hors langage.

 

A/- Contre l’arbitraire de la langue

 

  • Le premier contact : l’impression de lire une parole orale. Ce semblant d’oralité est en fait sa première et principale revendication : une théorie de « l’émotion ». Soit, faire entrer le langage « parlé » dans l’écrit.

« Ce style, il est fait d’une certaine façon de forcer les phrases à sortir légèrement de leur signification habituelle, de les sortir des gonds, pour ainsi dire, les déplacer et forcer ainsi le lecteur à lui-même déplacer son sens. Mais très légèrement ! Oh ! très légèrement ! Parce que tout ça, si vous faites lourd, n’est-ce pas, c’est une gaffe, c’est la gaffe. Ca demande donc énormément de recul, de sensibilité ; c’est très difficile à faire, parce qu’il faut tourner autour. Autour de quoi ? Autour de l’émotion.

Alors là j’en reviens à ma grande attaque contre le Verbe. Vous savez, dans les Ecritures, il est écrit : « Au commencement était le Verbe. » Non ! Au commencement était l’émotion. Le Verbe est venu ensuite pour remplacer l’émotion (…) Le style c’est une émotion, d’abord, avant tout, par-dessus tout. »[1]

C’est en quelque sorte – et c’est là le premier des paradoxes céliniens - une parole qui s’érige contre l’arbitraire du langage. Le mot n’est pas la chose ; il y a donc toujours défaillance, manque.

La langue académique est considérée comme incapable de rendre ce qui est vécu. Ici l’émotion. Parce qu’elle est morte nous dit-il :

« Nous avons appauvri l’ancien français, nous l’avons appauvri pour le rendre académique.  Les jésuites l’ont finalement comprimé si bien que la langue que nous avons est une langue impossible (…) C’est un langage mort. »[2]

 

D’où ce travail sur la langue - en fait comparable à la création poétique qui, avec des mots, cherchent à dire au-delà des mots  en tentant de renouer un mythique lien avec le choses qui ne serait pas de l’ordre de la convention humaine, mais d’une dimension magique ou divine - qui donne le ton de la parole célinienne.

C’est en fait un travail contre la langue qui nous est donné à lire.

 

 

« Paradoxe » puisque cette écriture va consister à utiliser à plein toutes les potentialités du langage pour tenter d’en dépasser la forme et donc les limites.

Avec Céline tous les procédés classiques de la rhétorique sont mobilisés.

Rhétorique qui, on le sait, s’organise autour de 4 opérations : supprimer, ajouter, déplacer, agréger.

Et concernent :

- des mots dans leur aspect visuel

- des mots dans leur dimension sonore

- la syntaxe de la phrase

- les procédés du discours

Avec ici trois effets majeurs :

-         se construire sa propre langue pour être au plus près de son « émotion »

-         rendre au mieux l’effet oral de la langue

-         sidérer le lecteur (on en verra les raisons et les effets).

 

Et ça usine la langue comme ça :

-         travail sur les mots

  • qui perdent des lettres : « bobiner », « chappatoire », « moustillantes », « bominable », « capitalisses », « communisses », « l’haut clergé »
  • ou des syllabes : «popotame»/Hippopotame, « Poléon »/Napoléon, « bifur »/bifurcation, …
  • qui sont découpés au couteau «blots »/boulots, « féal »/féodal,
  • amplifiés : les avions devenant des « aravions »
  • combinés (mots valises) : « miraginer », « vociféroces »
  • argotisés : «briffer »/manger,  «gafer »/regarder, observer, «greffes »/chats
  • ou inventés :« roustiller », « morvaillon », « niagaresque », « coucourtien », « enfurier »,
    • invention qui peut aussi porter sur la conjugaison :« je faille m’abattre »

 

-         travail sur la phrase : qui perd de sa superbe mais gagne en intensité rythmique et émotionnelle :

  • perte systématique du premier élément de la négation NE…PAS (« je reviendrai pas », « je sais pas »…), marque la plus forte et la plus évidente du parlé
  • ou des éléments de coordination, d’articulation entre les mots ou groupes de mots : « D’un château l’autre », « au moment nous allions sortir », 
  • déplacement de certains de ses éléments fondamentaux : « il comme pleurait », « il me pleut dans mes articulations »
  • surtout déconstruction syntaxique par :
    • la juxtaposition de mots de même nature (notamment  les substantifs qui s’enchaînent les uns aux autres, sans qualificatifs venant les nuancer, les préciser) : « pustuleux, lépreux, criminels », « loque, viande pourrie, à la voirie », « faridons, décalques, fatigues, courbettes à concours », « mac, vicieux, fainéants », donnant l’impression d’êtreplus crachés, éructés qu’écrits, articulés (dans le double sens d’articulation : à d’autres composantes de la phrase, et en tant que prononciation ).
    • ou l’utilisation très personnelle de formules figées, leur rendant vie en quelque sorte : « je demande à Krach le quoi du pour », « qui vivra, survivra verra », ou « qui qui vivra »…
    • et le jeu sur la ponctuation qui vient souligner la logique de la phrase célinienne :
      • omniprésence des « trois points » qui viennent introduire un rythme, un souffle dans une phrase qui donne l’impression d’être en morceaux, et par là même parvient ainsi à mimer ce qu’elle décrit ; et construisent en même temps une chaîne langagière sans fin.
      • absence partielle de virgules pour en accélérer le rythme
      • et utilisation intempestive des points d’exclamations pour en porter le rugissement.

 

-         de façon plus générale, c’est à une invention tous azimuts à laquelle on assiste avec :

  • la présence des sons sur la feuille blanche :
    • « broum !...ding !...dong !...vloumb !...badaboum !...pfouitt !...floaf !...ouat !...pfutt !...puuzf !...boah !...blop !...brrong !....vvvvvroutt !...

pflac !... »

  • ou des périphrases inégalables :
    • les chars de l’armée française s’enfuyant face à l’avancée de l’armée allemande en juin 40 deviennent « l’orageante ferraille à panique » (Bagatelles pour un massacre)
    • l’usine « cette infinie boîte aux aciers, est en catastrophe»(Voyage)
    • un groupe d’hommes et de femmes, soldats et civils entremêlés, bombardés sur les routes de l’exode : « bouillie de bouse-panique en limaces d’hommes à sauve-qui-peut » (Guignol’s band)

 

  • Alors, quels sont les effets de ce travail de déconstruction ?
    • Effets sur le lecteur :

pris dans un tourbillon où se mêle comique et tragique, avec une réaction très vive, presque immédiate d’adhésion ou de répulsion face à ce dire de l’absurdité de la vie, de l’atrocité de l’humain en même temps qui s’exprime en une jubilation littérale qui se découvre, jamais lue et qui explose dans des phrases qui se font lire et relire

 

  • Pour Céline : en pliant ainsi la phrase à sa main, à sa voix il peut nous dire quelque chose d’une démesure qui le hante, qui lui est propre.

Car la création de sa langue, avec sa dynamique métonymique - en semblant éliminer toute contrainte de forme, d’articulation, de construction figée - va permettre au mieux à « l’émotion » de s’écouler, s’exprimer, rugir, en suivant le fil naturel de ce qui vient :

-         associations au plus intime de l’auteur de sons, d’images, d’idées, d’impressions, d’émotions dans une logorrhée jubilatoire typiquement célinienne. Jusque parfois à en perdre le fil du récit. Comme si ce qui était en jeu n’était pas ce qui est énoncé, mais l’impératif de l’énonciation (cf. Féérie pour une autre fois).

 

Nous avons donc affaire, non à une parole de la raison, du Logos,mais à une logorrhée de la déraison, du paradoxe et de l’excès.

 (« La raison ! Faut être fou : On peut rien faire comme ça, tout émasculé. Ils me font rire. Regardez ce qui les contrarie : on n’a jamais réussi à faire raisonnablement un enfant. Rien à faire, il faut un moment de délire pendant le coït »).[3]

Une écriture qui doit permettre de faire surgir et entendre ce qui pousse, palpite, pulse et grince ; une écriture du délire, au plus intime de l’auteur.

C’est une écriture, de la transgression, de la Jouissance, un hors limite logorrhéen – comme réponse à l’arbitraire de la langue de l’Autre.

 

Et cette marque du conflit a d’autres échos dans l’œuvre…

 

 

 B/- Un personnage contre la tyrannie de l’Autre parlant

 

  1. 1.      Cette tyrannie c’est d’abord la présence de l’autre, en tant que multitude ; et en tant que multitude frénétique :

« Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux, avec casques, sans casques , sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, complotants, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradants, enfermés sur la terre comme dans un cabanon pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux. Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique. »  (Voyage au bout de la nuit                                            )

 

  1. 2.      Ensuite c’est le fait que leur parole est désignation et menace :

Dans Voyage,  temps de tranquillité tant que vous n’avez pas été repéré, nommé, désigné…

 

  1. 3.      Et puis le fait que cette langue dans l’autre devient une menace, totale, incontournable

v  C’est ce à quoi est confronté le personnage principal, tout au long de l’œuvre romanesque :

C’est l’ordre de la parole qui ouvre et ferme Voyage au bout de la nuit : « Ca a débuté comme ça. Moi j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Arthur Ganate qui m’a fait parler ». Début des malheurs de Bardamu-Ferdinand.

Etse termine par : « Il (unremorqueur) appelait vers lui toutes les péniches du fleuve, et la ville entière, et le ciel et la campagne, et nous, tout qu’il emmenait, la Seine aussi, tout, qu’on n’en parle plus. »

Une récrimination sans fin contre les effets de la  parole de l’Autre :

-         « ...nous avons la tête pleine de mots, effrayant le mal qu’on se donne pour s’emberlifiquer en pire ! plus rien savoir !...tout barafouiller, rien saisir !...si on se l’agite la grosse nénette…dégueule !...peut plus !...plus rien passe !...pas un milli d’onde !...tout nous frise !...file !... » (D’un château l’autre)

-         « De quelle abominable médisance, messieurs, êtes-vous devenus les victimes ? … »(Voyage)

 

  • La dictature du mot s’impose donc de partout et sous toutes les formes chez Céline.

Mais en même temps qu’elle tyrannise, méconnaître la langue de l’Autre peut s’avérer particulièrement dangereux.

Ainsi dans Casse-pipe, cet épisode surprenant où un groupe de soldats erre dans un no man’s land parce qu’il ne retrouve pas le mot de passe qui lui permettrait – là aussi – de sortir de l’impasse dans laquelle ils se sont enferrés. Ils ne peuvent en effet s’approcher de la sentinelle sans le fameux césame, sous peine de se faire mitrailler ; ici c’est donc la parole qui pourrait faire lien et son absence qui rend la situation potentiellement mortelle.

 

 

  • Les seuls moments où il parle, c’est pour mentir, dans une situation conflictuelle, en singeant la langue de l’Autre :
    • Soit la langue patriotique, pour sauver sa peau sur le bateau qui l’emmène en Afrique et où tous les passagers se sont ligués contre lui et lui réservent un mauvais sort. (Voyage au bout de la nuit, p.446).
    • Soit la langue mensongère, pour protéger son protecteur/employeur De Courtial contre ses clients mécontents en le couvrant d’injures et d’immondices afin de les décourager de porter plainte contre lui (Mort à crédit, p.388).

 

  •   Les mots ne sont donc que mensonge, trahison et malheur pour Ferdinand.

« Toutefois, si nous étions restés ainsi, sans rien se dire, face à face, rien ne serait arrivé. Somme toute c’est à cause de moi qu’on s’est reparlé et que la dispute a repris alors et de plus belle. Avec les mots on ne se méfie jamais suffisamment, ils ont l’air de rien les mots, pas l’air de dangers bien sûr, plutôt de petits vents, de petits sons de bouche, ni chauds, ni froids et facilement repris dès qu’ils arrivent par l’oreille par l’énorme ennui gris mou du cerveau. On ne se méfie pas d’eux des mots et le malheur arrive.

Des mots il y en a des cachés parmi les autres, comme des cailloux. On les reconnaît pas spécialement et puis voilà qui vous font trembler pourtant toute la vie qu’on possède, et tout entière, et dans son faible et dans son fort…C’est la panique alors…Une avalanche…On en  reste là comme un pendu, au-dessus des émotions…C’est une tempête qui est arrivée, qui est passée, bien trop forte pour vous, si violente qu’on l’aurait jamais crue possible rien qu’avec des sentiments…Donc, on ne se méfie jamais assez des mots, c’est ma conclusion. » (Voyage)

 

Mais ceci vaut, d’une autre façon, pour tout humain.

A la mère qui retrouve son fils blessé aux combats (Voyage), ce regard impitoyable :

« Elle pleurait comme une chienne à qui l’on a rendu ses petits, mais elle était moins qu’une chienne car elle avait cru aux mots qu’on lui avait dit pour lui prendre son fils. »

Position radicale qui va l’amener a souvent faire référence au monde animal, caractérisé par l’absence de système langagier et donc plus harmonieux que celui des humains:

« Ce qu’est beau dans le monde animal c’est qu’ils savent sans se dire, tout et tout !...et de très loin ! à vitesse-lumière ! »

 

 

Il n’y a donc pas d’issue pour l’être parlant célinien, un au-delà de la parole où il pourrait trouver refuge.

Son destin de malheur est bien noué dans l’alternative : avec ou sans la lettre.

 

Et donc pour y échapper, il est alors intéressant de noter que Ferdinand construit ses réponses.

C’est le versant passivé de l’être qui nous est donné à lire, dans les trois premiers romans, pour échapper à la férocité de l’Autre méchant. Quelques années plus tard, c’est sur l’autre versant qu’il apportera d’autres réponses à la même peur.

 

 

  • Se tenir à distance, se désengager :
    • o C’est ainsi un être passivé qui nous est donné à lire ; encore une fois par la position prise vis-à-vis de la langue pour déterminer la bonne distance vis-à-vis de l’Autre :

- Par le silence tout d’abord : «Pendant trois mois j’ai pas mouffeté ; j’ai pas dit hip ! ni yep ! ni youf !...j’ai pas dit yes…j’ai pas dit no…j’ai pas dit rien !...C’était héroïque…Je causais à personne. Je m’en trouvais joliment bien » (Mort à crédit)

- Par l’incapacité à agir : Extrait de Voyage qui met en scène Ferdinand, médecin, face à la fatalité, l’inéluctabilité de la mort d’une jeune femme enceinte pour laquelle il ne tentera rien malgré les suppliques, injonctions et menaces, de son entourage

  • Etre passivé, voire « féminisé » ;  avec son troisième protecteur : Hervé Sosthène de Rodiencourt : « C’était moi maintenant la soubrette.» (Guignol’s band)

 

  • Trouver des protecteurs (qui sont en position de pouvoir et en même temps marginalisés) :
  1. « Il fallait bien qu’il me possède ! Il aurait pas été patron » (Roger Marin Courtial des Péreires inventeur fou qui, entre autres, se bat pour la production d’automobiles sur mesure, contre la production « en série » - toujours l’opposition du singulier face à la multitude)
  2. 2.      « Un radin d’ailleurs qui m’agréa pour un tout petit salaire, mais avec un contrat et des clauses longues comme ça, toutes à son avantage évidemment. Un patron en somme. »A propos du professeur Baryton dans Voyage au bout de la nuit.
  3. 3.      Mais aussi par la sujétion à l’autorité de son protecteur : « En principe, pour toujours et en toutes choses j’étais du même avis que mon patron. Je n’avais pas fait de grands progrès pratiques au cours de mon existence tracassée, mais j’avais appris quand même les bons principes d’étiquettes de la servitude. Du coup avec Baryton, grâce à ses dispositions, on était devenus bien copains pour finir, je n’étais jamais contrariant moi,  je mangeais peu à table. Un gentil assistant en somme, tout à fait économique et pas ambitieux pour un sou, pas menaçant. »

 

-         Autre réponse, plus triviale celle-ci, mais tout aussi révélatrice de la position du personnage : se transformer, voire s’identifier au déchet  en refusant d’être propre, « de garder la merde au cul ».

Elément d’identification et de  complicité puisque, aux quelques rares complices qu’il aura, c’est une des premières choses qu’il leur apprendra. Elément qui déclenchera systématiquement l’ire du père explosant en colères homériques (cf. Mort à crédit).

 

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C/- Du « NON » célinien et de la Verneinung freudienne…

 

Pour faire transition entre cette lecture du style célinien et l’approche lacanienne du langage - dans sa dimension d’extériorité initiale du sujet à la langue – il nous paraît judicieux de compléter notre propos par le souhait qu’avait exprimé Céline au près de l’écrivain Albert Paraz.:

« Démenti

absolu, formel, toujours,

NON,

non,

non

sur ma tombe une seule

épitaphe

NON ».[4]

 

Ce « NON », unique, qui veut s’inscrire dans le marbre de l’éternité est précédé d’un trinaire rageur qui dit tout du refus absolu du sujet, de l’être. Un refus pour l’éternité. Un refus qui ne laisse aucune place à une esquisse de positionnement en positif dans le monde. Un moins qui aurait pu s’articuler à un plus et, se dépassant en une synthèse telle que nous l’a appris la dialectique hégélienne, s’ouvrir sur une vérité supérieure.

Incroyable radicalité d’un choix, d’un souhait qui ne fut pas exaucé mais qui, nous semble-t-il, donne toute sa valeur à la mise en tension à partir de laquelle nous travaillons ici.

 

 

Tension qu’il s’agit maintenant de préciser pour capter, non la structure clinique de LF Céline - nous avons déjà dit que là n’était pas notre projet, notre propos car hors de portée et sachant de plus que l‘on « n’attrape » pas une œuvre à partir d’une impossible analyse de son auteur - mais le point d’appui de l’écriture célinienne, sa fonction et son fonctionnement à partir desquels elle peut s’entendre et se lire.

 

Revenir à Freud pour comprendre quelle est l’approche lacanienne d’accès à la langue. Le Freud d’avant même la naissance officielle de la psychanalyse. Celui qui très tôt va s’intéresser aux rapports des mots et des choses.

Vieille problématique que Platon avait déjà investie dans sa polémique avec Cratyle : les mots ne sont pas les choses, le code de la langue est une convention, humaine, arbitraire. La relation du mot à la chose désignée est un artifice.

Et comment donc fonctionne cet artifice ?

Freud va, comme il le fera systématiquement par la suite, aborder le problème à partir de sa dimension pathologie. Démarche particulière mais féconde de ce chercheur : comprendre un mécanisme à partir de ce qui ne fonctionne pas, ou mal.

Ici c’est dans une première réflexion sur l’aphasie qu’il va initier un mouvement qui lui permettra ultérieurement d’identifier les conditions d’avènement du sujet.

Avec Contribution à la conception des aphasies, (1891), il va  poser des bases quant à la théorie du langage qui seront reprises et complétées plus tard.

 

De ce premier travail  sur l’aphasie, nous n’avons besoin de retenir ici que quelques éléments :

  • En travaillant sur l’antagonisme des différentes approches - neuro-anatomiques ou neurophysiologiques - il différencie les processus psychiques et physiologiques. « Nous voulons séparer le point de vue psychologique du point de vue anatomique. »[5]
  • En schématisant « l’appareil de langage » mettant en lien « l’image sonore » avec « l’image visuelle » il pose des jalons quant à la jonction entre « mot » et « association d’objets »  : « au mot correspond un processus associatif compliqué où les éléments d’origine visuelle, acoustique et kinesthésique, entre en liaison les uns avec les autres. »,  le terme de « représentation » devenant le pivot de cette articulation. Inscrit dans une théorie associationniste, Freud le conservera tout au long de son enseignement, en en faisant en quelque sorte une espèce de « délégation » envoyée par le somatique dans le psychisme.
    • Et en dégagera deux types :                                                                                    - les représentations de choses, ensemble ouvert                                                                              - les représentations de mots, ensemble fermé, clos du langage où la combinaison de quatre éléments (image sonore, image de lecture, image d’écriture, image en mouvement) rendent possibles les faits de langage dans une perspective de combinaisons infinies.
  • La conjonction entre le sonore et le visuel conditionnant l’articulation des deux types de représentations (de choses et de mots).

En 1896, il va préciser comment se constitue le processus de représentation :

 - une première étape qui est de l’ordre de la perception ; puis trois types d’inscription mnésique. « Si je parvenais à donner un exposé complet des caractères psychologiques de la perception et des trois enregistrements, j’aurais formulé une nouvelle psychologie. »[6]

Ce travail sera poursuivi dans d’autres ouvrages, dont :

- l’Esquisse d’une psychologie scientifique (1895)

 - Abrégé de la psychanalyse (1938).

 

Mais c’est surtout avec le court texte, « la Dénégation » de 1925, qu’il va préciser - dans un propos dense et complexe qui appellera moult commentaires - les conditions nécessaires pour qu’un sujet humain accède à l’ordre symbolique.

Qu’en est-il ?

Son point de départ est, comme souvent, celui d’une hypothèse, qu’il appelle un « mythe ».

L’enfant est originairement dans un monde indifférencié. Nulle conscience d’écart entre lui et le monde extérieur. Pour qu’une telle conscience émerge de cette situation fusionnelle, il faut que puisse se déployer un processus complexe.

Ayant pris acte de la portée des dénégations fréquentes chez les analysants dans le cadre de la cure, de la distorsion que cela crée entre l’affect et l’intellect - soit un refoulement maintenu mais dont le contenu arrive à la surface de la parole affecté d’une dénégation – il en dégage l’origine de l’activité intellectuelle : « La condamnation est l’équivalent intellectuel du refoulement, son « non » en est une marque, un certificat d’origine à peu près comme le « made in ».[7]La dénégation est donc une manière de prendre connaissance du refoulé, presque une levée du refoulement, mais certainement pas une acceptation du refoulé. Acceptation « intellectuelle » seulement du refoulé parallèlement au maintien de l’essentiel du refoulé.

Et à partir de là, il nous ramène à l’origine de la fonction intellectuelle : la capacité de juger. « Juger c’est l’acte intellectuel qui décide le choix de l’acte moteur, met un terme aux atermoiements de la pensée et forme la transition du penser à l’agir. »[8]

Dont il déploie les deux modalités constitutives : jugement d’attribution et jugement d’existence : « La fonction du jugement a, pour l’essentiel, deux décisions à marquer. Elle doit conférer ou refuser un attribut à une chose, et elle doit accorder pour contester à une représentation son existence dans la réalité. »[9]

Le cœur de notre propos est là.

Si nous revenons à la théorie psychanalytique pour saisir l’espace dans lequel nous proposons d’appréhender le texte célinien dans sa mise en perspective avec l’acte d’accès au symbolique tel que Lacan l’a pensé et déployé, c’est en cet endroit particulier.

 

Jugement d’attribution tout d’abord.

L’affirmation, BEJAHUNG, avec le JA comme consentement à ce que quelque chose se produise dans la vie psychique

Soit la capacité pour le sujet d’attribuer ce qu’il est bon ou pas de garder, à partir des perceptions d’où des représentations se sont construites.

Niveau primaire du BEJAHUNG où deux temps coexistent :

- un « dire-oui », EINBEZIEHUNG, introjection me permettantde garder « l’objet de satisfaction possédant la bonne propriété ». 

- une expulsion, AUSTOSSUNG, de ce qui, considéré comme mauvais, devient à la fois extérieur et étranger.

Cette opération dessine donc un intérieur du sujet avec ce qui y a été gardé ; et un extérieur où ont été projetées toutes les représentations jugées néfastes par et pour le moi.

Là où était de l’indifférencié, de l’identique.

Coupure donc sur laquelle nous reviendrons pour voir comment Lacan y inscrit sa notion de signifiant.

Jugement d’existence ensuite.

Où il s’agit de savoir pour le sujet ce qu’il en est de l’existence ou non de ses représentations, et donc de la réalité. « L‘expérience a enseigné qu’il n’est pas seulement important qu’une chose possède la « bonne » propriété (…) mais également qu’elle soit là, dans le monde extérieur, de manière à ce que l’on puisse s’emparer d’elle à souhait. »[10]

Il s'agit de savoir si quelque chose de présent dans le moi, en tant que représentation, peut aussi être retrouvé dans la perception.

C’est encore une « question du dehors et du dedans » nous dit Freud. Mais qui se pose différemment que dans le premier cas, la représentation pouvant réactualiser ce qui a été perdu ; l’objet n’ayant plus besoin d’être présent au dehors. Les retrouvailles au niveau de la représentation assurent en effet le sujet de l’existence de l’objet au-dehors.

C’est ainsi dans ce processus qui va structurer l’appareil psychique et construire la réalité pour le « moi officiel » que s’origine le sujet freudien.

« Réalité » éminemment relative, singulière puisque découpée en fonction de morceaux choisis par chaque subjectivité.

 

D/- …et à la structure lacanienne

De là, l’articulation avec la conception lacanienne du langage qui pourrait se dire à partir de deux points fondamentaux :

 

  • L’existence d’une chose nous dit Freud va être jugé à l’aide de sa représentation dans le sujet : « l’existence de la représentation est donc déjà une garantie de la réalité du représenté. »[11] Ce qui signifie que le jugement d’existence cherche et valide l’objet non dans le réel, mais dans la chaîne signifiante. « La perception  n’acquiert sa réalité que dans la mesure où le signifiant la cautionne. »[12]C’est donc bien le signifiant qui assure les retrouvailles avec l’objet et l’existence, pour le sujet, de cet objet au-dehors.

Processus paradoxal donc : perte de l’objet réel en tant que tel qui ne va subsister qu’en tant que signifiant. Ce qui, sur fond d’objet à jamais perdu, en assure l’existence.

  • Mais opération psychique qui ne met pas seulement en lien le sujet et son environnement (extérieur, objet, signifiant) ; mais qui se déploie dans le lien à l’Autre. Puisque c’est en quelque sorte pour « régler » la bonne distance d’avec cet Autre énigmatique et incontournable que le sujet a à se positionner sur ce qui doit lui permettre d’advenir dans le monde de l’Autre : une langue, à prendre ou à laisser.

 

On le voit ce n’est pas à partir de la notion de « représentation » que Lacan aborde la théorie du langage.

En fait il a relu Freud avec les apports de Saussure, et de Damette et Pichon.

  • De la théorie du signe de Saussure, il renverse l’algorithme et met en avant le primat du signifiant sur le signifié rendant ainsi le premier indépendant du second.

- D’une part en découplant le signifié des signifiants qui s’enchaînent les uns aux autres - « le signifiant n’a de sens que dans sa relation à un autre signifiant »[13] - il obtient la « chaîne signifiante » sur laquelle les humains pour trouver leur place dans le monde et pour s’exprimer, vont se brancher. Mais ce renversement a des conséquences importantes : le signifié désormais passé sous la barre - de l’inconscient - est déconnecté d’une relation automatique et univoque avec le signifiant qui enchaîne la parole à la dimension sans fin d’un discours où le sujet est parlé autant qu’il parle.

La parole n’est dès lors plus considérée comme moyen rationnel de communication mais comme un processus pour tenter de combler le manque ouvert par la structure symbolique du langage. Car le mot est venu remplacer la chose, le « mot comme meurtre de la chose » : impuissance de structure du langage à tout dire initiant une parole qui va tenter sans fin de dire l’indicible. 

- D’autre part en opérant non seulement sur la structure même du langage, mais également sur le langage comme structure dans laquelle est pris tout sujet venant au monde : « Précipité prématurément dans un univers réglé avant lui, l’INFANS s’avère être pris dans ce qui se dit et ce qui ne se dit pas de lui »[14].

Le sujet qui accepte l’entrée dans l’ordre symbolique, n’est dès lors plus que représenté dans cette chaîne langagière. Dimension asymptotique du sujet - « un signifiant qui représente un sujet pour un autre signifiant » - qui détermine son manque-à-être, soit le manque comme essence de l’être parlant.

Manque-à-être donc comme résultante de l’opération d’entrée dans l’ordre symbolique.

Le sujet, porteur de la parole mais oubliant qu’il est pris dans le langage, tissé dans sa trame, devient ainsi un sujet aliéné en son intime, ce que Lacan notera, « sujet barré », $.

 

  • Et la théorie du langage ici élaborée porte également sur la « dialectique de la relation ».

Issue du concept de Pichon d’allocution : « Le langage proprement dit ne commence à exister que lorsque l’émetteur d’un son le destine essentiellement à un allocutaire, avec la volonté de provoquer une réaction appropriée de celui-ci, c’est-à-dire en somme d’être surpris. Ce qui suppose que le locuteur a constaté antérieurement chez autrui l’aptitude à être impressionné de façon déterminée par un son donné ; les habitudes du locuteur et de sa mémoire interviennent ; donc le mot est un cri fixé. »[15]

Mais, là où Pichon mettait en relation deux subjectivités en lien par l’intermédiaire de la parole, Lacan va faire intervenir un tiers, constitutif de toute relation humaine : le grand Autre. Pour qu’une relation entre un sujet et un autre soit possible il y faut l’existence d’un Autre, garant du code.

Car si la langue est un code utilisé par le sujet, il est en fait fixé par la communauté parlante, l’Autre, en tant que « trésor des signifiants ».

 En son paradoxe, organe extérieur à lui-même et qui pourtant le constitue, vient se redoubler l’aliénation du sujet à la langue de l’Autre : avec cette langue il ne peut tout dire de son être au monde, ni savoir in fine ce que l’Autre veut de lui. 

 

La langue est donc avant tout la langue de l’Autre. Parler c’est s’en emparer et donc accepter d’une façon ou d’une autre, et de façon toujours singulière, la présence, la relation à l’Autre et aux autres. L’utilisation que chacun fait de sa parole dit ainsi quelque chose de son traitement de l’altérité.

« Il n’est pas de parole sans réponse, même si elle ne rencontre que le silence… » rappelait Lacan dans Fonction et champ de la parole et du langage. C’est-à-dire que l’accès à la langue est directement corrélé à la relation à l’Autre.

Ce qu’explicite très bien, nous semble-t-il, ce propos de MC. Salomon-Clisson : « Nous pouvons dire qu'il y a un pacte parce que l'Ausstossung est indissociablement corrélée au "oui" de la Bejahung. Par ce "oui", le sujet est lié à une double fidélité, fidélité envers l'Autre et fidélité envers soi-même. Le sujet reconnaît qu'il est en dette envers le signifiant transmis par l'Autre pour autant que c'est l'assomption de ce trou dans l'Autre qui permet l'institution en lui du trou symbolique dont il s'origine. Pour créer en lui ce trou originaire, il doit payer de sa personne, en expulsant (Ausstossung) une part qu'il sacrifie, dont la disparition permet d'instituer un trou réel dans le symbolique. Comment le sujet pourra-t-il assumer sa dette ? En commémorant le "oui" qu'il a dit au fait de se séparer d'une partie de lui-même. En effet, le sujet ne fait pas que perdre une part de soi-même, il donne à la chose perdue la signification d'un don symbolique à l'Autre (il a accepté de perdre la chose) par lequel il tend à payer sa dette envers la parole qui l'a constitué. »[16]

 

Le retour à ces temps fondateurs nous paraît ainsi capital pour remettre en perspective le point à partir duquel nous avons proposé notre hypothèse initiale : une tentative d’extériorité au langage comme lieu à partir duquel Céline écrit. Qui nous donne ceci :

  •  La déconstruction de la langue de l’Autre pour en faire un moyen de retrouver un lien « direct » avec le réel de ses pulsions, de sa Jouissance – un en-deçà de la dimension symbolique en tant que coupure d’avec le réel - cohérente avec la férocité qui l’anime pour annihiler l’Autre en tant qu’altérité, nous dit quelque chose de son refus de la dette et de la perte inhérentes à la possibilité d’une place dans le monde pour tout parlêtre.
  • Le paradoxe d’une écriture, tension même avons-nous noté, qui tente par un « style » de se détacher de la dimension qui la fonde, de s’extraire de ce manque-à-être, de ce manque-à-dire et de la perte qu’initie l’acceptation d’entrée dans la langue de l’Autrepour, dans son ultime version, n’être presque plus qu’un cri, cette « émotion » à l’origine de toute chose, telle qu’il la revendique.

Tension qui illustre la dualité que Lacan supposait au signifiant : le versant de la perte, condition de son avènement on l’a vu, et celui de l’élévation du désir à la « puissance seconde » du langage où une jouissance, partielle, peut cependant prendre corps.

Car, et c’est là toute l’ambiguïté du projet célinien, en même temps qu’il refuse toute perte recherchant dans sa formulation même une Jouissance toute - retour de l’objet perdu « émotion » - parce qu’il s’incarne de fait dans une langue, écrite,  permet quand même une satisfaction. D’ordre esthétique, et donc malgré tout, partageable, échangeable avec d’autres de la sienne communauté humaine.

Son cri de haine[17] se donnant à lire comme liant indissolublement le talentueux travail de « dentelle » sur le code de la langue qu’il opère à son rejet de l’Autre qui, en son temps, prend le masque de l’antisémitisme.

 

 

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Transition : Mais le rapport à l’Autre a aussi des effets de corps. Le corps pour le parlêtre a ceci d’humain qu’il n’a rien d’évident, de naturel, de spontané. Il faut le construire pour pouvoir l’habiter. Il est la résultante d’un processus complexe qui, en lien avec l’accès à la parole, dessine la singularité de chaque sujet.

 

Et ce qui se dessine dans le dire célinien, c’est un corps morcelé et déshumanisé ; ou, à l’inverse - autre face de la même pièce - celui fantasmé des danseuses et de leur légèreté.

C’est parce que ces images du corps nous semblent faire écho à la violence qui imprime de sa marque mortifère toute relation aux autres chez cet écrivain, que nous allons en déployer les caractéristiques pour, là aussi, voir comment elles s’articulent à la façon dont il aborde l’altérité, dont il traite l’A(a)utre.

 

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II/- PRENDRE CORPS

 

A/- Eléments de contexte

 

 Peut-être faut-il avoir présent à l’esprit - avant de voir comment Céline a mis en scène le  corps dans son oeuvre - ce que nous dit Stéphane Audoin-Rouzeau de la guerre et du rapport des soldats au réel du corps disloqué, démembré .

Menace terrifiante, permanente comme paysage intérieur possible de Céline (qui fut blessé en octobre 14 après plusieurs mois - les premiers qui furent les plus meurtriers : ¼ des soldats français de la première Guerre mondiale ont péris dans les 5 premiers mois !! - passés au front en tant qu’agent de liaison)

« La psyché ramène ici directement au somatique, dans la mesure où ce sont bien les différentes formes d’agressions sensorielles liées au combat moderne qui furent à l’origine des traumas combattants. En ce domaine prime la vue, en particulier le choc visuel que représente le spectacle d’un cadavre, d’un corps blessé ou, pire, d’un corps démembré, dont la vision est alors inséparable de l’anticipation de ce qui peut advenir de son propre corps. Dans cet instant, l’autre est soi. Avec une grande netteté, Marc Bloch a su dire cette angoisse du démembrement dans son Etrange défaite, cet exemple unique d’une anthropologie  historique de la violence de combat par un témoin de deux expériences de guerres successives : « L’homme qui redoute toujours de mourir, ne supporte jamais plus mal l’idée de sa fin que s’il s’y ajoute la menace d’un écharpement total de son être physique ; l’instinct de conservation n’a peut-être pas de forme plus illogique que celle-là ; mais aucune non plus qui soit plus profondément enraciné. » La psychiatrie militaire contemporaine nous indique que, pour être moins frappants, d’autres spectacles visuels peuvent occasionner de graves souffrances psychiques : les chevaux blessés ou morts (…), les ruines (…), les forêts détruites par la mitraille. L’ouïe est sollicité aussi lorsque se font entendre, insupportables, les cris des  blessés.(…). Ou quand sont projetés sur sa propre peau des fragments de chair ou d’os provenant de camarades touchés à proximité. Ce que nous dit Philip Caputo dans Le bruit de la guerre : « Il est affreux de constater que le corps humain (…) que l’on nourrit, que l’on soigne, que l’on orne avec tant de soins, n’est pas autre chose en fait qu’une enveloppe fragile, pleine de matières répugnantes. »[18]

 

  • L’univers célinien prend tout son non-sens dans la réduction des individus à des corps réduits à leurs fonction organiques et à la trivialité de leurs excréments (« Voilà l’être ! Abominable tronc ! ») 

Des corps qui ne sont pas humanisés par un Imaginaire, des histoires auxquelles on pourrait adhérer, dans lesquels ils seraient pris et qui leur donneraient humanité et sens.

A l’image de l’univers célinien, ils sont hors sens, absurdes, effroyables, totalement étrangers au sujet qu’ils portent ; un Réel tel qu’un psychotique peut le vivre.

Reflet qui vient redoubler l’effet d’une menace permanente et omniprésente ne laissant aucune place à la singularité d’un sujet.

 

  • Mais cette image-là qui traverse toute l’œuvre n’est pas la seule ; sur l’autre versant, le fantasme de la danseuse, du corps léger et du rythme effréné des music-halls. Et cette révélation intéressante pour notre travail : 

« Si je vais « m’inspirer » comme on dit, ce n’est certainement pas dans les lectures ! choses mortes ! mais dans des éléments vivants. J’ai piqué mes trilles dans le music-hall anglais (…) dans le rythme, la cadence, l’audace des corps et des gestes. »[19] « Enchantement » qu’il avait découvert en 1915 lors de son séjour anglais et dont il reparlait encore près de 20 plus tard en ces termes : « Quel culte de la beauté physique ! Quels admirables music-halls ! Quelles jambes ! Quels cosmiques fantaisistes ! Ah ! Comme on se sent ennuyeux, insipides, fatigués à côté de ces clowns musculaires ! La vie est là, pas ailleurs, hélas ! »[20]

A mettre en rapport avec ce qu’il dira de ses contemporains, répondant à la question d’un journaliste dans les années 50’ - « Que pensez-vous de vos semblables, Monsieur Céline ? » : « Il sont lourds. »

A l’origine du rythme effréné de son écriture qui veut retrouver le souffle direct de la vie, ces corps fantasmés des danseuses de music-hall qui l‘accompagneront jusqu’à la fin.

 

Ces deux éléments – corps déshumanisés du réel de la guerre, corps fantasmés des danseuses,  – établissent donc la polarité au sein de laquelle son écriture s’origine.

Ecriture et corps s’enracinant ainsi à la même source.

 

Ce que nous dit la psychanalyse.

 

B/- Eléments théoriques[21]…et romanesques

 

Freud, parce qu’il a commencé à travailler sur l’hystérie, va très rapidement mettre en évidence la possibilité que la parole puisse avoir des effets sur le corps ; que le symptôme et sa levée en dépendent. Le corps, affecté par un sens caché au sujet que porte une parole, s’offrant ainsi à traitement…par la parole.

Faire advenir à la conscience le sens inconnu du patient pour le débarrasser de son encombrant symptôme est la méthode qui initia les premiers temps de la thérapeutique psychanalytique. Jusqu’à ce que Freud découvre, à partir de la « réaction thérapeutique négative » que le symptôme est une formation de compromis entre une défense contre une/des représentation(s) inacceptable(s) pour le sujet et une substitution à une jouissance qui n’a pu avoir lieu mais qui n’a pas abandonné la possibilité de se satisfaire, même de manière relative.

Le patient se trouve ainsi lié directement, en responsabilité, avec ce qui le fait souffrir. Mais dés lors la démarche thérapeutique va devoir appréhender différemment ce système de résistance « complice ».

En identifiant plus tard, au cœur du vivant, une « pulsion de mort » intimement et indéfectiblement liée à tout sujet humain, Freud vient mettre la clef de voûte à ce deuxième temps de la psychanalyse, près de 20 ans après sa naissance, posant ainsi les bases de la complexité de toute approche thérapeutique de la psyché.

Au centre de cette approche sur le corps, Freud a construit ce qu’il va appeler plus tard « notre mythologie »[22] : la PULSION. Qui se différencie de l’instinct, propre à l’animal ; ou du besoin, registre de la physiologie, sur lequel va s’étayer la pulsion sexuelle.

« Le concept de pulsion nous apparaît comme un concept limite entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des excitations issues de l'intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme mesure de l'exigence de travail qui est imposé au psychique en conséquence de sa liaison au corporel »[23].

La pulsion va ainsi être tout entière centré sur un but : sa satisfaction.

 

Lacan va déployer ce travail à partir de la notion « d’évènements de corps » du fait du symptôme.

Nous ne retiendrons ici de cet apport que deux points utiles pour notre travail :

1/- il soumet l’approche freudienne de la pulsion à un renversement concernant sa cause : alors que pour Freud l’origine du processus pulsionnel est définie par l’excitation provenant de l’intérieur de l’organisme, pour Lacan elle se situe dans le champ de la parole et du langage.

Amenant deux différences importantes à souligner ici :

- c’est la parole qui est cause de la pulsion (« les pulsions c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire » Séminaire XXIII)

- ce n’est plus « l’organisme » qui est en jeu, mais le corps soit « l’organisme symbolisé ».

2/- il élabore le concept de Jouissance, à partir de ce que Freud avait identifié comme étant en excès dans la pulsion, un au-delà d’une simple recherche homéostasique entre plaisir et déplaisir : la pulsion de mort. Avoir un corps dit Lacan, « c’est pouvoir faire quelque chose avec »[24] ; et chaque sujet va ainsi se singulariser dans ce qu’il va faire des traces de la rencontre de son corps avec la parole et ce qui persiste, en excès, en son sein.

 

Le corps n’est pas une donnée naturelle ; il doit donc être interprété – roman familial, fantasme, névrose…Il y faut donc une construction, propre à chacun, pour organiser ce qui ne l’est pas naturellement. Il résulte d’une rencontre avec la parole.

De plus, organisation supplétive en défaut de l’instinct, il s’appuie beaucoup sur le pouvoir de l’image, sa puissance de captation décuplant la relation narcissique de l’humain à son corps.

Il n’est donc pas en harmonie, mais toujours perturbé par des affects  et des symptômes.

Le corps s’inscrit ainsi dans les trois registres du symbolique, de l’imaginaire et du réel.

 

Et quand ce nouage n’est pas effectif, cela en donne l’image célinienne déliée de son ancrage dans le symbolique, soit l’inhumanité d’un réel : « Le corps est plus difficile lui, il lui faut des muscles. C’est quelque chose de toujours vrai un corps, c’est pour cela que c’est presque toujours triste et dégoûtant à regarder. » (Voyage)

Images exposées dans toute l’œuvre[25]

Le rapport de l’homme à son corps est ainsi, et avant tout, un rapport à ses organes :

- « Princhard, il s’appelait ce professeur. Que pouvait-il bien avoir décidé, lui, pour sauver ses carotides, ses poumons et ses nerfs optiques ? » (p.72)

- « C’est le délai qu’il nous faut, deux années, pour nous rendre compte, d’un seul coup d’œil, intrompable alors comme l’instinct, des laideurs dont un visage, même en son temps délicieux s’est chargé (…) l’immanquable route, pendant deux années de plus, la route de la pourriture. » (p. 78)

- « Aimer pendant les jours qui vous restent (…) est le seul moyen d’oublier son corps un peu, qu’on va vous écorcher bientôt du haut en bas. » (p.72)

- « l’angoissante futilité de ces êtres tantôt poules effrayées, tantôt moutons fats et consentants » ( p. 81)

- « nous les viandes destinées au sacrifice. » (p.107)

- « l’aveu biologique : dès que le travail et le froid ne nous astreignent plus, relâchent un moment leur étau, on peut apercevoir des Blancs, ce qu’on découvre du gai rivage, une fois que la mer s’en retire : la vérité, mares lourdement puantes, les crabes, la charogne et l’étron. » (p.124)

  - « Les membres de ce concile matinal, à les examiner de mon coin, me semblaient tous assez profondément malades, paludéens, alcooliques, syphilitiques sans doute, leur déchéance visible à dix mètres (…) Le tréponème à l’heure qu’il était leur limaillait déjà les artères…l’alcool leur bouffait les foies…le soleil leur fendillait les rognons…les morpions leur collaient aux poils et l’eczéma à la peau du ventre…la lumière grésillante finirait bien  par leur roustiller la rétine…Dans pas longtemps, que leur resterait-il ? » (p.126-127)

 

…et que l’on retrouve bien sûr dans les romans ultérieurs :

Mort à crédit, où la déchéance du corps mort n’est guère différente du vivant et reste  minutieusementcommenté : « Il était tout racorni le vieux…ratatiné dans son froc…Et puis alors c’était bien lui…Mais la tête était qu’un massacre !...Il se l’était tout éclatée (…) toute la barbaque en hachis !...en petits lambeaux, en glaires, en franges…des gros caillots, des plaques de tifs…C’est plus qu’un trou sa figure avec des rebords tout gluants… » (p.557)

 

Corps ballotés dans un univers tout entier soumis au souffle désintégrateur des bombardements durant plus de 400 pages dans Féerie pour une autre fois : « l’énorme corps la tête la première, le paquet de sang…ils lâchent tout !...au gouffre ! et bing ! ding ! boum !...carambole !...cogne !...je croyais pas la fosse si profonde !...la maison entière répercute…quel écho ! le corps finit pas d’arriver…et ding ! et vlang ! dans les parois…boum ! boum ! comme une bombe il fait !...une bombe molle …une bombe de viande » (p.552-553)

L’analogie avec le pire de l’animalité n’est jamais bien loin ; ainsi dans  Nord : « humains, à gestes et intentions, vous les expédieriez au diable qu’ils vous reviendraient encore bien pire !...même pulvérisés sous-atomes, ils se reformeraient en asticots…suractivés vers, une telle méchanceté d’outre-là, à vous rendre la mort impossible. » (p.393)

 

Ainsi le symbolique transforme l’organisme en corps ; mais partiellement seulement puisque le signifiant ne peut tout dire du monde et de l’être. Plaçant ainsi le sujet dans un manque-à-être, une perte, une division lui faisant expérimenter une « insatisfaction fondamentale » et créant rétroactivement l’idée d’un manque réel lié à un objet mythique. Une humanisation du corps qui, en le dénaturant, le rend énigme manquante et souffrante.

 

A ce manque, l’image du corps, sa prise dans l’imaginaire, va offrir une suppléance.

Pour Lacan, il existe deux versions du manque :

- une liée à la prématuration du petit d’homme qui s’étend sur plusieurs années et qui se caractérise par l’incoordination des appareils et l’inachèvement des connexions entre les différentes structures nerveuses qui déterminent le sentiment de morcellement de l’organisme.

- l’autre se rapportant à la castration.

 

Le stade du miroir - que Lacan pose entre le 6ème et le 18ème mois -  va permettre à l’enfant d’anticiper une image du corps unifié qui est en fait un leurre. Si le sujet s’y identifie grâce au grand Autre qui lui confirme que c’est bien lui qu’il voit dans le miroir, le schéma corporel ne correspond pas au développement psychique de l’enfant.

De cette expérience s’initient le Moi en tant que construction imaginaire (dans la jubilation de cette première reconnaissance - Moi idéal - et dans l’identification à partir du regard que porte sur lui l’Autre qui lui confirme son identité - l’Idéal du Moi -) et l’aliénation qui lui est consubstantielle : dans cette image que je vois de moi c’est aussi un autre que je vois, au même lieu.

 

Le leurre opérant à deux niveaux du fait de la présence :

            - de l’autre au plus intime du Moi qui constitue pour Lacan la dimension agressive, paranoïaque (mais néanmoins nécessaire parce que structurante) de tout sujet humain.

            - de l’activité pulsionnelle qui vient soumettre le corps à son découpage en zones.    

A noter plusieurs éléments importants dans cette étape de construction du rapport au corps :

- d’abord celle-ci lie la dimension imaginaire au symbolique. C’est bien la parole de l’Autre présent qui permet la toute première identification imaginaire.

- ensuite cette image qui vient – parce qu’elle active une puissante réaction narcissique - recouvrir le sentiment du manque dont nous avons parlé plus haut, reste malgré tout très fragile et instable. Exposant le sujet à des périodes de dépression lorsqu’elle ne peut faire office de voile d’une partie du réel.

Le réel du corps, qui pour Lacan, est le lieu où se « loge le symptôme comme événement de corps (…), le hors sens »[26].

Chaque sujet articulant comme il le peut ces trois dimensions pour trouver place et sens au milieu des autres et avec eux.

 

Peut-être faut-il, dans ce travail particulier qui met en avant ces processus avec la présence déterminante de l’Autre, revenir plus précisément sur la dimension symbolique : comment se construit plus précisément le passage de l’organisme au corps subjectivé pour en repérer la présence de l’Autre ?

C’est ainsi l’enfant qui transforme son organisme en donnée symbolique (de l’excrément à l’objet anal, ce qui n’est pas la même chose / s’en détache pour devenir un objet étranger au sujet, 1er cadeau de l’enfant à son entourage). Et s’engage dans un au-delà de la physiologie, dans celui de l’humain caractérisé par la perte et l’incomplétude.

Ce passage opère en 3 temps :

  • substance liée à l’excitation
  • Séparation du corps…
  • …par des significations qui le transforment et qui sont inclus dans un POUR ou CONTRE l’Autre.

S’en séparer/avec notion de sens qui y est introduite, POUR le donner ou le retenir.

  • Et notion de temporalité : mémoire des signifiants liée aux excitations. C’est pour cela qu’ils s’inscrivent.

 

On peut même dire que la dimension sexuelle participe de cette même prise dans l’ordre symbolique.

Le sexuel n’est pas sur le versant de l’instinct. Il passe par l’appareil psychique qui est un ensemble complexe de traces, d’oublis provoquant des béances corporelles et des après-coups.

On quitte l’anatomie pour accéder à un corps subjectivé qui n’est plus un organisme, voire qui s’y oppose.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Conclusion 

Ce processus de symbolisation du corps – et plus généralement de l’ordre symbolique qui est le monde des humains – nous semble central ici pour bien saisir ce qu’il en est, dans l’œuvre que nous investissons, du lien entre ce qui est nous est donné à lire des corps exposés et des relations conflictuelles des humains qui les portent.

Lacan appelait « erreur commune » le fait de croire que la différence des sexes est une donnée naturelle. De prendre l’organe pour le signifiant. De croire que le sexe anatomique définit le sexe de l’être parlant.

L’accès à son corps se fait par le biais de l’Autre ; qui en conditionne l’image que le sujet en aura et les événements de corps qui s’y produiront.

 

Chez Louis-Ferdinand Céline, c’est le monde du hors sens et du conflit en tout temps et en tout lieu comme modalité de relations avec ses semblables qui s’impose.

Les corps mutilés semblables à ceux broyés du premier conflit mondial, ou à ceux, affectés par la maladie, qu’a eu à traiter le médecin qu’il fut, disent très précisément comment cet auteur s’est inscrit dans le champ de l’Autre sa vie durant.

 

Peut-être pourrait-on opérer par l’absurde et confirmer notre propos général par un « négatif » venant en souligner toute la réalité.

Il suffit d’écouter alors, dans ce que Céline a produit de pire, Les beaux draps ( « ma condamnation à mort » dira-t-il plus tard en parlant de ce dernier pamphlet – le pire des trois pamphlets - écrit sous l’occupation.), qui contient ses propositions « politiques », une fois la France « débarrassée de ses juifs ».

On y trouve (dans la France fascisante de la collaboration), une vision politique inattendue, à la tonalité «progressiste », voire humaniste.

Ainsi ce texte significatif sur le temps de travail  («il me semble à tout bien peser que 35 heures c'est le maximum par bonhomme et par semaine au tarabustage des usines, sans tourner complètement bourrique. (…) Partout où on obnubile l'homme pour en faire un aide-matériel, un pompeur à bénéfice, tout de suite c'est l'Enfer qui commence, 35h c'est déjà joli. »), c’est vrai aussi pour la politique salariale ou la possession inaliénable pour chaque citoyen d’un jardin lui permettant, quoiqu’il arrive, de subvenir à ses besoins.

 

 

Et concernant l’accès à une culture artistique, ça donne également ça :

  « Le salut par les Beaux-Arts ! Au lieu d’apprendre les participes et tant que ça de géométrie et de physique pas amusante, y a qu’à bouleverser les notions, donner la prime à la musique, au chant en chœur, à la peinture, à la composition surtout, aux trouvailles des danses personnelles, aux rigodons particuliers, tout ce qui donne parfum à la vie. Que le corps reprenne goût de vivre, retrouve son plaisir, son rythme, sa verve déchue, les enchantements de son essor…l’esprit suivra bien !...L’esprit c’est un corps parfait, une ligne mystique avant tout, le détour souple d’un geste, un message de l’âme. En chacun délivrer l’artiste ! lui rendre la clef du ciel ! ».

 

Il semble donc bien que ce soit l’Autre qui, posant un problème insurmontable à Louis-Ferdinand Destouches vienne, dans la violence de l’impasse, donner chair à l’écriture de Céline.

Quand, l’espace d’un instant, l’Autre perçu comme l’Autre jouisseur n’est plus là, l’écriture célinienne n’est plus la même et l’image du corps qui lui est intimement liée s’en allège d’autant.

On pourrait presque en sourire si cette « parenthèse » de la haine célinienne (parenthèse ici suggérée) ne renvoyait en fait au pire du crime nazi.

 

Le style dès lors comme expression du symptôme qui lui en a suggéré la forme ?

Une écriture directement lisible comme symptôme de l’auteur ?

Peut-être n’est-ce qu’une caractéristique purement célinienne, tant il a mêlé sa vie, vécue et fantasmée ?

Ce qui ne réduit pas l’œuvre à cette trame personnelle ; puisque – se situant aux confins de notre (in)-humanité, en son point d’ultime férocité, vérité sans fard de notre condition – elle nous parle quand même au-delà de la singularité de cette expérience qui lui a donné corps.

Et nous interroge encore. 

 

 

 

 

ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

________________________________________________________

 

1/- les œuvres de Céline

- sa thèse de médecine : La vie et l'œuvre de Philippe Ignace Semmelweis - 1924, Mesnil-sur-l’Estrée,Gallimard, collection l’Imaginaire, 1999.

- les huit romans de Céline :

  • Voyage au bout de la nuit - 1932, Espagne, Gallimard, folioplus classique, 2006
  • Mort à crédit – 1936, Malesherbes,Gallimard, folio, 2011
  • Guignol’s Band – 1944, St Amand, Gallimard, folio, 1996
  • Casse-pipe – 1949, Barcelone, Gallimard, folio, 1975
  • Féérie pour une autre fois – 1952, St Amand, Gallimard, folio, 2010
  • D’un château l’autre – 1957, St Amand, Gallimard, folio, 2010
  • Nord – 1960, St Amand, Gallimard, folio, 2010
  • à Rigodon – 1969, Malesherbes,Gallimard, folio, 2009

- l’ersatz d’ « art poétique » qu’est :

  • Entretien avec le professeur Y - 1954, Barcelone, Gallimard, folio, 1975

- un des quatre pamphlets :

  • Mea culpa, Paris, Denoël et Steele, 1937

- des fragments des trois autres (Bagatelles pour un massacre - 1937, l’Ecole des cadavres – 1938, Les beaux draps - 1941)

 

- des ouvrages reprenant des entretiens ou courriers de Céline

- un recueil d’écrits céliniens ainsi que des extraits d’interviews divers autour de son rapport à la parole :

  • L’argot est né de la haine, Bruxelles, André Versailles Editeur, 2010

-sa correspondance épistolaire sur la littérature :

  • Céline et l’actualité littéraire, 1957 – 1961, Plessis-Trévise, Gallimard, 2008

 

 

2/- Les biographies, essais, revues

- d’Henri GODARD, la dernière biographie :

  • Céline, Lonrai, Gallimard, NRF, 2011

- ainsi qu’un essai :

  • Céline scandale, 1994, Mesnil-sur-l’Estrée,Gallimard, 2000

- biographie d’Emile BRAMI :

Céline à rebours, Espagne, Archipoche, 2003

- un recueil d’essais de Philippe MURRAY :

  • Céline, 1981, Mesnil-sur-l’Estrée,Gallimard, tel, 2011

- un recueil de textes de Philippe SOLLERS :

  • Céline, La Flèche (Sarthe), Ecriture, 2009

- biographie de Frédéric VITOUX :

  • Céline, l’homme en colère, Sables d’Olonne, Ecriture, 1987

- un recueil de correspondances sur les personnes ayant connu et rencontré l’écrivain (sous la direction de David ALLIOT et François GIBAULT) :

  • D’un Céline l’autre, Robert Laffond, 2010

- un essai d’Antoine PEILLON :

  • Céline, un antisémite exceptionnel, Europe, Le bord de l’eau, 2011

- un essai de Jean-Pierre Martin :

  • Contre Céline, Ed. José Corti, 1997

- les numéros spéciaux du

  • Magazine littéraire, Céline, n° 505, février 2011
  • Figaro littéraire, Céline, une saison en enfer, hors série, mars 2011
  • Télérama, Céline, hors série, juin 2011

 

3/- ouvrages et textes des références théoriques

FREUD  Sigmund,Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905, Barcelone, 2011

   FREUD  Sigmund,le Président Schreber, 1911, Presses Universitaires de France, 1995

- LACAN Jacques, Le Séminaire, les Livres III, VII, XX, Paris, Seuil…et peut-être d’autres en cours de lecture.

- LACAN Jacques, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, 1953, Malsherbes, Seuil, 1999

- un ouvrage collectif sur le concept de jouissance :

JADIN Jean-Marie, RITTER Marcel, L’évolution du concept de Jouissance dans l’enseignement de Lacan, Mercuès (Lot), Erès, 2009

- PLATON, Cratyle, France, Garnier Flammarion, 2006

- L’image de l’autre dans la littérature française, Condé sur Noireau, l’Harmattan,2004 ouvrage collectif sous l’autorité du département de Langues et Littérature françaises de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de l’Université Marien Ngouabi de Brazzaville (Congo) et notamment :

  • l’article de ATA Jean-Marie, D’une vision l’autre, le modèle célinien

- l’ouvrage collectif sous la direction de Georges VIGARELLO, L’histoire du corps, Lonrai, Seuil,2006,

-MILLER Jacques-Alain, L’image du corps dans la psychanalyse, la Cause freudienne, n°68, 2008.

 



[1] CELINE LF. interview par Guy Bechtel du 27 novembre 1958 / Mag. Litt.

[2] Ibid.

[3] CELINE LF. Interview

[4] PARAZ Albert, Le gala des vaches. Valsez saucisses. Le menuet du haricot : pamphlets, 1948, Ed. L’âge d’homme, p.404

 

[5] FREUD S. Contribution à la conception des aphasis, Paris, PUF, 1983, p.123

[6] FREUD S. La naissance de la psychanalyse, Lettre 52 à W. Fliess du 6/12/1896, Paris, PUF, p. 153

[7] FREUD S. La Dénégation, 1925, traduction André SERGE, Ed. Le bord de l’eau, p.97

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] SERGE A., Lacan : points de repères, Lormont, 2011, Ed. Le bord de l’eau, p.107

[13] LACAN J., « Du sujet enfin mis en question », Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, p.234

[14] CHAUMONT F. La loi, le sujet et la jouissance, Paris, Ed. Le bien commun, 2004

[15] DAMOURETTE J. et PICHON E., Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française, (1911-1940), Paris, Ed. d’Atrey, 1968

[16] SALOMON-CLISSON MC, Die Verneinhung : la vérité de la parole, du sujet à l’être, Lettre de l’Ecole psychanalytique du Centre Ouest.

[17] « L’argot est né de la haine » nous rappelle-t-il dans un article de la revue Arts en 1957.

[18] AUDOIN-ROUZEAU S. Massacres, le corps et la guerre, in Histoire du corps, Paris, Ed. du Seuil, 2006, p. 313

[19] Lettre 49-77 à Albert Paraz du 10 septembre 1949

[20] Lettre 33-53 à Elie Faure du 22 mai 1933

[21] Issus de l’ouvrage collectif Les fondamentaux de la psychanalyse lacanienne, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p.257-269

[22] Freud S. Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse, Gallimard, folio, 2009, p.

[23]  Freud S. Métapsychologie, Gallimard, folio, 2005p. 17

[24] Lacan J. Joyce le symptôme, (1975), Autres écrits, Paris Le Seuil, 2001, p. 566

[25] les extraits qui suivent sont issus des romans dans la collection Editions Gallimard / Folio

[26] Doucet C. Evènement et phénomènes de corps in Les fondamentaux de la psychanalyse lacanienne, p.268

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