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PRAXIS 74 . Travail social et psychanalyse.
4 février 2022

Une praxis de la psychanalyse

 

Ce texte est extrait de l'ouvrage collectif "Une praxis de la psychanalyse" qui vient d'être publié chez l'Harmattan, sous la direction de Joseph Rouzel et sous l'égide de l'association " l'@Psychanalyse". En vente en ligne ou chez votre libraire préféré.

 

L’ombre portée du disparu

 Être psychanalyste, c’est assumer une place singulière, où, celui qui veut bien l’occuper, accompagne ceux qui apprennent « sur le tas » ce que parler veut dire, et qui désirent – via les mots – s’affranchir de ce que ces mêmes mots ont gravé en eux et à leur insu, comme autant de déterminismes faisant peu à peu routines et habitus, systèmes de dispositions acquises, tout ce qui entrave la liberté du sujet et accroit son aliénation. A l’issue d’une analyse menée à son terme, le sujet vit souvent un sentiment de libération, accompagné de l’assomption d’une inévitable solitude, et ainsi le travail analytique peut se prolonger alors dans un processus d’émancipation sociale à travers l’exercice de sa propre citoyenneté. Le sujet, grâce au long travail de cure, n’est plus rempardé dans des identifications mortifères et moïques : il peut enfin dire « je », il peut, avec plus d’aisance, aimer et travailler, c’est-à-dire vivre une vie qui vaut la peine d’être vécue.

Quel fut l’impact de mes six années de cure analytique, à savoir presque 500 séances de cinquante minutes sur le divan de Pierre Hattermann ? C’est de ça dont j’ai envie de parler, dans la mesure où – outre la formation théorique – je ne m’autorise à pratiquer la psychanalyse qu’à partir d’un savoir expérientiel, celui que j’ai pu extraire de ma propre cure. Il faudrait avoir l’espace et le temps afin d’historiciser, pouvoir retracer mon itinéraire de psychiste, expliquer comment tout a commencé, tout en tenant compte que si le cadre de cet ouvrage fait barrage à l’exhaustivité, il a le mérite d’exister.

D’abord, à l’aube du XXIe siècle, mon vécu d’un glissement épistémologique : comment, et à partir de mon intérêt au long fleuve pour la psychosociologie des groupes et des organisations, ainsi qu’à l’analyse institutionnelle, j’en étais arrivé à l’étude systématique et plurielle d’une métapsychologie freudo lacanienne. La sociologie clinique et compréhensive (De Gaulejac 1990) m’avait rapproché de la problématique psychique, car pour celle-ci, l’individu, sujet déterminé par les rapports sociaux, est le produit de son histoire sociale, familiale et professionnelle ; et s’il est sujet, c’est surtout parce qu’il est assujetti aux déterminismes tant psychiques que sociaux, ce qui renvoie aux théories de la double aliénation (Oury, Tosquelles). Cependant, l’individu étant le produit de son histoire, il en est aussi le producteur et il cherchera souvent à en devenir le sujet de son historicité, celui qui peut dire « je », parler en son nom propre. L’objet de cette épistémè est l’articulation des conflits psychiques et sociaux, ce qui renvoie à la métaphore des « deux jambes tosquelliennes ».

Depuis ma jeunesse post soixante huitarde – années de plomb et de poudre ! -, je boitais, marchant sur une seule jambe, celle de Marx et du social ; dès le début de l’année 2000 je me suis mis à marcher sur deux jambes, la deuxième étant celle où les trumains ne sont pas maîtres en la demeure, la jambe freudienne et psychique que j’avais négligé, la trouvant peut-être nombriliste. C’est ainsi qu’à cinquante ans, j’entrais dans le continent analytique, animé par une inextinguible curiosité intellectuelle, une grande capacité de travail et un désir qui, peu à peu, prenait toute la place. C’est la nature même de mon activité professionnelle qui généra l’assomption de ce nouveau désir. Après douze années de purgatoire à diriger des établissement sociaux-éducatifs, j’ai délibérément quitté ce que je vivais le plus souvent dans le conflit de rôle, afin de m’immerger dans le terrain, me salir les mains dans le cambouis du social, celui de la misère du monde : en travaillant comme éducateur dans un foyer accueillant à plein temps des enfants carencés, abandonnés, abandonniques, et certains, victimes de violence familiale.

C’est ainsi que j’ai commencé ma formation de psychiste, en partageant le pain quotidien de la misère, de la pulsion, de la folie. Veiller à l’harmonie d’une vie de groupe tout en respectant la singularité de chaque-un et qu’elle soit prise en compte. Plus tard, loin du regard panoptique de l’Autre de l’établi (L’établi, l’établissement, l’institué…le plus souvent en position surmoïque…), j’ai parfois utilisé des espaces interstitiels en pratiquant une forme d’analyse profane avec certains enfants qui désiraient se confier et parler avec moi. Cette activité était apocryphe, et les seuls à qui j’ai pu en parler étaient mon analyste et ma compagne de l’époque.

J’ai commencé ma propre cure analytique en 2010. Je m’y rendais deux fois par semaine, c’était sérieux, je le vivais comme un sacerdoce. Je notais tous mes rêves et racontais le déroulement des séances dans un carnet. C’est d’ailleurs entre deux séances qu’opérait un travail inconscient dont le contenu manifeste était formé de rêves que j’essayais de traduire comme un rébus. Le travail analytique stimulait les productions oniriques et la propension à rêver : je rêvais beaucoup. Si j’avais déjà le désir de devenir analyste – je l’avais formulé – je ne voulais pas m’encombrer de cette représentation-but, et, refusant l’aspect réducteur d’une analyse didactique, je voulais vivre pleinement et jusqu’à son terme une analyse traditionnelle. Porteur de symptômes, je voulais y voir plus clair et mettre de l’ordre dans mes désirs, puis accéder à un savoir insu, en arriver à dire ce que je ne savais pas : « Wo es war, soll ich werden », où était le « ça », le « je » doit advenir, en d’autres termes, dépasser la pulsion, la détourner de son but, l’amener « à la dignité de la Chose", savoir sublimer et connaître la liberté de l’effet-sujet, et pourquoi pas se faire acteur d’une vie nouvelle ? Ecrire des livres et les soutenir face à un auditoire ? Traversée du fantasme…

Pierre Hattermann venait de Strasbourg, l’Alsace était son berceau familial. Etudiant en DEA à l’UFR de psychologie clinique, il fut un des meilleurs élèves du professeur Lucien Israël, très inspiré par Lacan. Pierre était psychologue clinicien, psychanalyste, superviseur d’équipes et formateur. Au milieu des années 80, il s’installa en Haute Savoie, fonda un Centre de formation à la psychanalyse (GREFO PSY), anima des conférences, et un séminaire mensuel sur Lacan qui regroupait parfois jusqu’à 25 participants. C’est avec lui et quelques autres que nous fondâmes l’ACLIS, association pour une clinique du lien social. C’était un homme fédérateur, un créateur de liens, et je dirai, un homme de bien. Il m’ouvrit en grand les portes de son réseau, je peux dire qu’il m’a vraiment accueilli ; c’est ainsi que durant une décennie, j’ai fréquenté assidument des groupes de lecture, des cartels, des « présentations de malades » en milieu psychiatrique, et j’ai lu encore plus que d’ordinaire, réduisant mon temps de sommeil à cinq heures par nuit.

J’étais dans une dynamique de formation-action, processus itératif entre le réel de la cure et la métapsychologie freudienne, augmentée par Lacan : apprentissage d’une praxis par les formations de l’inconscient, un travail au long cours, une dizaine d’années étant nécessaires à l’avènement d’un psychanalyste débutant. De ce fait, et outre mes deux séances hebdomadaires sur le divan, je voyais et côtoyais souvent Pierre dans ces diverses instances de travail. Certains orthodoxes lacanoides lui ont reproché d’occuper toutes les places ; quant à moi, je sais qu’il assumait pleinement sa position. En fonction de l’instance, il savait toujours d’où il parlait, et lors de nos séances, il a toujours su garder sa place d’analyste, et moi la mienne.

En 2015, j’ai vécu la destitution du « sujet supposé savoir », l’analyste faisant pour moi fonction d’« objet cause du désir », c’est-à-dire incarnait le manque, une béance, un trou dans ma demande initiale de complétude : être plus équilibré, me débarrasser des symptômes qui me font souffrir, des répétitions cycliques…guérir ! Mais peut-on guérir de la vie ?

Si Pierre m’avait patiemment et talentueusement accompagné, il n’était pas le sauveur suprême, si je voulais me sauver, c’est à moi seul qu’incombait de faire ce travail nécessaire à ma libération.

J’ai vécu quelques temps dans un sentiment de désenchantement, comme si j’avais été trompé par le symbolique, me conscientisant du fait qu’après plusieurs années de cure, force m’était d’admettre qu’il n’y aurait jamais d’Autre tout puissant qui pourrait combler le mal-être de ma vacuité, ma mauvaiserie et mes déchirures. L’Autre était barré, et l’objet perdu depuis toujours était perdu, j’étais seul depuis ma naissance, et il me fallait assumer ce ressenti de ratage dans la symbolisation du réel, mais du fait de l’insatisfaction, je demeurais désirant, preuve que la cure analytique relance le désir. En outre, à l’instar de la devise inscrite au frontispice du Temple de Delphes, j’avais beaucoup progressé dans le « Connais-toi toi-même », je connaissais mieux mon fonctionnement, mes impasses relationnelles, mes répétitions du même et du m’aime, je pouvais les dépasser, tendre vers un peu plus de transcendance, et au bout du compte, devenir quelqu’un d’augmenté, allant à contre-courant du chemin entropique, architectonie de la nécropole : « Deviens ce que tu es ! » (Nietzsche)

 Au-delà de l’impression d’arnaque, je sentais en moi souffler comme un vent libérateur, comme si s’ouvrait en grand le champ des possibles, comme si m’avaient poussé des ailes du désir.

Au début de l’été 2016, à l’issue de six années d’analyse, nous évoquons la même hypothèse : celle de la fin (provisoire) de cette cure analytique, cette conjecture s’impose à nous, et nous convenons d’un accord mutuel, celui de nous donner encore une année, toute l’année 2017 : le moment de conclure et de piloter ce passage du divan au fauteuil, car depuis peu, je recevais quelques rares « patients » au cabinet qu’un ami voulait bien partager avec moi.

Par anticipation, Pierre me proposa de devenir ensuite mon superviseur pour m’accompagner dans ce travail thérapeutique, ainsi que dans mes supervisions sur sites : effet de passe parmi d’autres. L’idée de la passe qui s’origine à Lacan a été dévoyée, c’est un échec, et dans la plupart des associations lacanoides, elle est devenue une commission d’agrément sous l’égide d’un jury de « chefs » qui est là surtout pour vérifier si le passant connait bien son catéchisme lacanien, qu’il a bien intégré le jargon de la secte. Si l’analysant désire passer du divan au fauteuil, c’est parce que cette idée s’est imposée à lui comme une évidence. Comme l’énonçait Lacan, « Le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même », et cet énoncé indique que l’analysant est seul dans l’assomption de ce choix : devenir analyste. Un peu plus tard, sans doute pour édulcorer son propos, Lacan rajoutera « et de quelques autres », lesquels sont les pairs que côtoie le postulant dans les diverses instances de travail. Par effet de passe, ces « quelques autres » mettront l’analysant à la place symbolique d’analyste, sans pour autant lui délivrer une autorisation d’exercer. Il me semble qu’il y a bien d’autres façons de faire passe, que ces passes institutionnelles face à un jury : tenir un séminaire, organiser un cartel, écrire des articles ou des livres ; mises à l’épreuve de ce que le « je » va engager dans ce processus : la transmission de la psychanalyse.

Le 13 juillet 2016 au matin, je ne savais pas que je vivais ma dernière séance avec Pierre, j’ignorais que je ne le reverrai jamais. Pierre quant à lui ignorait qu’il allait être victime le lendemain soir d’un attentat sur la Promenade des Anglais, à Nice, que sa vie allait s’arrêter à 56 ans.

 Le pauvre…lui qui manifestait tant de joie, à la perspective de partir trois semaines en Corse avec son épouse et ses gosses, après une longue année de travail. Après le feu d’artifice, la famille Hattermann comme beaucoup d’autres, fut prise dans la trajectoire du camion djihadiste. Françoise, sa femme, et Elouan, son fils mourront sur le coup. Léane sera juste blessée et devra vivre à 13 ans la perte de ses parents et de son frère. Pierre décédera le 4 août après trois semaines de coma, et, compte tenu de la gravité de ses lésions, ce fut sans doute préférable pour lui…et puis, aurait-il pu survivre à un tel deuil ?

L’homme qui me connaissait mieux que ma mère a disparu dans les limbes d’avant sa naissance, emportant avec lui les arcanes de mon fonctionnement psychique ; c’est un vrai dépouillement, une érosion du Moi, je me sens nu, impuissant, diminué, vulnérable.

C’est à ce moment-là que j’ai vraiment compris les diverses définitions que donne Lacan du Réel : l’impossible, l’insymbolisable, l’indicible, ce qui fait effraction, intrusion. Oui, le Réel c’est l’impossible, car il est impossible à imaginer et il est irréductible à l’ordre symbolique et ça ne cesse pas de ne pas s’écrire. Pendant les trois semaines d’attente angoissée, entre l’attentat et le décès de Pierre, j’oscillais entre sidération et déni. C’est au moment de la cérémonie de sépulture, avec deux cents petits autres, que je pris la perte de plein fouet. Alors, je me suis senti orphelin, submergé par les sanglots du chagrin de l’enfant enfoui en moi. Les cinq années qui suivirent ponctuèrent un processus conduisant de la perte à l’absence, ce que l’on nomme travail de deuil : du choc du réel à la symbolisation de la réalité.

Pendant l’été 2016, tout fut bouleversé. Ce n’est pas ainsi que l’on arrête son analyse, et ce coup d’arrêt est préjudiciable et injustifiable. Ce fut – et demeure – difficile de vivre avec ce parcours analytique inachevé, avec de surcroit ce lien transférentiel qui n’est pas dénoué. Si, par la destitution du sujet supposé savoir, la représentation que je me faisais de l’analyste avait été modifiée, le transfert était toujours là et la mort de l’analyste ne pouvait pas correspondre à la liquidation du transfert, mais à contrario ne pouvait que le raviver, voire au risque même de vivre un transfert éternel. Je pense chaque jour à Pierre, cet absent qui ne cesse pas d’être absent. C’est un devoir de mémoire, une façon de l’immortaliser.

 Derrière moi, il y a l’ombre portée de Pierre Hattermann, elle n’est pas menaçante ni inquiétante, elle est paternelle, douce et veillante.

Symboliquement, Pierre n’est pas mort. Le groupe de lecture qu’il animait s’est perpétué et se regroupe mensuellement : c’est le GPS (Groupe psychanalytique de Sallanches), association de fait, qui regroupe quelques psychistes ; psychiatres, psychologues, enseignants spécialisés, psychanalystes, pour une pratique de bavardage autour de la lecture de textes théoriques, d’ouvrages éclectiques, de faits d’actualité. Pierre y occupe une place vide, et je suis perçu implicitement comme le garant de l’existence du groupe.

Entre lui et moi, il y a eu transmission. La psychanalyse participe à un processus de transmission ; non pas d’un contenu, d’une somme d’enseignements à caractère « uni-vers Cythère », mais de la transmission d’une posture à tenir, celle d’un savoir être avec, voire d’un désir, désir du désir de l’Autre, le désir de l’analyste. Il s’agit de la transmission d’une praxis, la praxis psychanalytique, cette mise à l’épreuve de la pensée sur la réalité, processus itératif entre théorie et pratique – la pratique théorique d’Althusser – qui est, selon Lacan dans le séminaire XI, « « Le terme le plus large pour désigner une action concertée par l’homme, quelle qu’elle soit, qui le met en mesure de traiter le réel par le symbolique. Qu’il y rencontre plus ou moins d’imaginaire ne prend ici que valeur secondaire ».

La praxis désigne la pratique, c’est-à-dire les activités qui ne sont ni contemplatives, ni théoriques, mais qui transforment le sujet. Praxis nous vient du philosophe Aristote (IVe siècle avant JC) et du grec ancien prattein : faire…et ce faisant, se faire.

Si la praxis analytique est depuis toujours en butte à de nombreux détracteurs, c’est parce qu’elle dérange en affranchissant les sujets de leurs déterminations, qu’elle les rend plus libres, dans cette société normosée où sans cesse reculent les libertés individuelles. N’en déplaise aux normopathes de la Haute Autorité de Santé qui voudraient l’éradiquer, la psychanalyse a sauvé des milliers de personnes depuis qu’elle existe, et continue de le faire. A cinquante ans, elle a donné un second souffle à ma vie alors que j’étais en proie à l’instinct de mort, et englué dans des impasses mortifères répétitives.

Alors, que faire ? Soutenir et transmettre !

 

Serge Didelet, le 6/11/2021


 

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