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PRAXIS 74 . Travail social et psychanalyse.
28 mai 2015

Louis Althusser, entre génie et déraison (troisième partie)

 

 « Nous avions un Maître. J’ai vécu ma jeunesse dans l’illusion d’être un soldat dans la grande armée magnifique dont il était le général. Et bien le général prenait ses ordres chez son psychiatre » (B.H. Lévy, préface aux « lettres à Hélène »)

 

« Aussi bien en philosophie qu’en littérature, ce sont les cas qui m’intéressent, ces auteurs desquels on peut dire qu’ils sont « un cas » au sens quasi clinique du terme. M’intéressent tous ceux qui vont à la catastrophe. » (E.M. Cioran, 1977)

 

VIII- Fil conducteur

 

Nous parvenons à l’issue de ce périple avec pour moi un sentiment d’incomplétude : il vaut mieux « en rabattre », et se conscientiser que ce n’est pas en trois matinées que nous aurons fait le tour de la question. Même si nous avions dix matinées, nous n’aurions pas une vision totalisante, le sujet garde sa part d’ombre, il y a des questions demeurées sans réponse, mais il y a eu des hypothèses, nous en parlerons ce matin. J’espère quand même que vous en savez un peu plus sur le « sujet Althusser », et que cette approche suscitera en vous le goût d’approfondir ce que j’ai pu vous faire approcher sommairement. Enfin, et afin de vous accompagner dans cette démarche, j’ai établi une bibliographie non exhaustive.

 

Le séminaire débuta par le passage à l’acte par lequel le philosophe tua sa femme en novembre 1980 à l’apogée d’une crise mélancolique aigue, se traduisant par un huis clos effrayant qui dura deux semaines, le couple, enfermé dans leur appartement, ne répondait plus au téléphone, et n’ouvrait plus leur porte aux visiteurs inquiets. Nous avons évoqué cette question du non-lieu et de ses conséquences juridiques : le statut d’irresponsable pénal inaugure la mort symbolique du philosophe, désormais condamné au silence : c’est la première mort d’Althusser.

 

Nous avons fait un détour par le roman familial qui explique beaucoup de choses quant à la personnalité psychique de Louis. Il a raconté dans sa deuxième autobiographie qu’il n’avait jamais été aimé pour lui-même, parce que sa mère aimait son ancien fiancé mort à travers lui. Un mort qui porte de plus le même prénom que Louis (que « lui »). De plus, Althusser vivra très intensément son conflit œdipien (sans doute jamais liquidé), en se donnant pour tâche, et pendant des années, de sauver sa mère malheureuse et maltraitée (imaginairement), de la domination d’un père perçu comme violent.[1]  Laissons-le parler : « Pour moi, ma mère était et ne pouvait être qu’une martyre, la martyre de mon père, une plaie ouverte, mais vivante. J’ai dit comment j’avais pris constamment son parti, au risque d’affronter ouvertement mon père (…) »[2].

 

 J’imagine que vous avez tous lu et avec attention « l’avenir dure longtemps », c’est d’ailleurs par cette lecture attentive que la psychologie clinique pourrait tenter de répondre à la question de la pathologie mentale d’Althusser : la mélancolie, dans ses formes les plus aigües où il reste prostré pendant des semaines, obsédé par des idées d’anéantissement, et les crises de manie et d’hyperactivité où il écrit de façon frénétique, ne dort plus, où il multiplie les conquêtes féminines, et où il fait des projets mégalomaniaques, tels que voler un sous-marin atomique, ou créer un groupe communiste clandestin fondé sur la guérilla urbaine. Nous nous poserons la question de sa pathologie mentale, essayer de savoir – plutôt de supposer savoir – si ses troubles psychiatriques de toute une vie et sans beaucoup de répits, s’originent  dans son enfance, déterminant ainsi sa psychogenèse ? Je ne suis ni psychologue clinicien ni psychiatre,  et ce « ni-ni » m’autorise à laisser de la place aux experts présents parmi nous, s’ils veulent bien la prendre et tenter de répondre à ce questionnement… pour ce qu’ils en savent ! La dernière fois, nous avons parlé de l’intérêt d’Althusser pour la psychanalyse et de ses relations avec Lacan. Nous avons aussi – sommairement – déconstruit deux concepts, l’idéologie et les Appareils Idéologiques d’Etat (AIE), les AIE étant un concept 100 % « althussérien ». Aujourd’hui, je vous propose de laisser un peu de place à Hélène, l’épouse de Louis. C’est le moins que l’on puisse faire : victime d’un meurtre, dans cette histoire, elle n’a même pas le premier rôle, ce qui fut souvent souligné par certaines féministes du moment. Je vous recommande de lire les 600 pages de correspondance qu’il adressa à Hélène[3], elles apportent un éclairage inédit, complémentaire de « l’avenir dure longtemps », et à beaucoup d’égards, ces lettres constituent une véritable réhabilitation de la figure d’Hélène Rytmann, cette dernière ayant souvent été dépeinte - par les proches d’Althusser -, comme une « chienne de garde » revêche, pour lequel celui-ci n’aurait eu qu’un attachement filial dépravé. La réalité est tout autre. Nous parlerons d’elle, de leur relation, nous reparlerons du meurtre, commis par Louis, sans qu’il l’ait vécu, tel est le paradoxe. Nous reparlerons donc de la folie-Althusser. En fin de matinée, je vous propose un temps d’échange sur ce séminaire. Il conclura ces trois matinées. Comme lors des précédentes séances, je vous invite à l’interactivité, à m’interrompre par vos questions : ne me laissez pas seul avec ce texte rédigé laborieusement, il n’est qu’un support. Mais il m’a fallut en « accoucher ».

 

IX- Hélène et Louis

 

9.1 Rencontre

 

C’est par un jour de neige, à paris, en novembre 1946 – Louis a 28 ans – que le jeune normalien rencontre Hélène Rytman, une jeune femme qu’une relation lui a décrite comme « un peu folle, et tout à fait extraordinaire pour son intelligence politique ». Hélène est une femme solitaire, elle écrit des livres qu’elle ne finit jamais, elle collabore avec des cinéastes tel que Jean Renoir, elle est aussi une militante communiste qui tutoie les principaux dirigeants, elle connait en outre Malraux, Aragon, et même Lacan. Elle fut pendant la guerre à la tête d’un réseau de résistants, elle échappa à de nombreuses reprises à des rafles de la gestapo, une chance pour elle qui cumulait cette double culpabilité aux yeux des nazis : elle est juive et communiste ! Mais en 1946, elle traverse de terribles difficultés avec le PC, ce dernier l’accusant d’erreurs graves, voire de trahison ; cela renvoie aux mœurs staliniennes de ce parti, et au climat délétère de l’après-guerre. Nous en reparlerons.

 

Cette première rencontre s’accompagna pour Louis d’un « coup de foudre » immédiat, et plutôt étonnant de la part de cet homme d’ordinaire distant avec la gent féminine. (lecture ADL p 108) Ils se rencontrèrent une deuxième fois dans la chambre minuscule qu’occupait Hélène. Ils prirent le thé, bavardèrent, puis arriva le moment de prendre congé. C’est là qu’Hélène passe sa main dans les cheveux de Louis. Il en éprouve une profonde répulsion, ce contact le plonge dans le dégoût et l’horreur, si l’on s’appuie sur ce qu’il en écrira 38 ans plus tard dans sa deuxième autobiographie : « Au moment de me quitter, elle se leva, et de la main droite, caressa imperceptiblement mes cheveux blonds sans dire un mot, mais je ne comprenais que trop. Je fus submergé de répulsion et de terreur. Je ne pouvais pas supporter l’odeur de sa peau qui me parut obscène ».[4] A l’orée de ce qui sera la première relation sexuelle d’Althusser, il y a cette dimension pulsionnelle du dégoût qui contrarie Eros. Cette rencontre dans la chambre d’Hélène sembla un moment être la première et l’ultime, tout se passa ensuite comme si l’intérêt de Louis s’était d’un coup évanoui. Dans la foulée, il partit vers d’autres conquêtes, manœuvres d’approche où il s’enfuyait toujours au moment de passer à l’acte. Manifestement, la séduction l’emportait sur la mise en acte, la sublimation détournant la pulsion de ses buts : la femme convoitée était abandonnée aussitôt une possible consécration à portée de main.

 

Ecoutons-le : « Je pris peur au point de ne pouvoir la toucher. Je voulais bien me croire amoureux d’une fille, mais je ne pouvais pas supporter qu’elle le fût de moi. Vieille répulsion, comme on le voit ».

 

Quoi qu’il en soit, ce « papillonnage » amoureux ne fut qu’un intermède dans le lien qui commença à se tisser avec Hélène. Ils se revirent plusieurs fois. Plus fort que la répulsion qu’il éprouvait à l’égard des femmes, plus fort que le dégoût, l’idéal que représentait Hélène le fascinait de façon irrésistible. Alors qu’il n’était pas membre du Parti, elle y militait depuis toujours et fréquentait sa sphère dirigeante, qui d’ailleurs ne lui fit pas de cadeaux. Elle avait été à la tête d’un important réseau de la Résistance, elle incarnait la femme adulte et libre, la révolutionnaire affranchie de l’idéologie dominante ; et Louis n’était à l’époque qu’un petit étudiant en philosophie vivant de sa bourse de normalien. Ne s’est-il pas senti comme un tout petit enfant face à cette femme impressionnante ? Il continua à la rencontrer, tout en cultivant un flirt chaste et platonique avec une certaine Angéline.

 

Que fit alors Althusser ? Il ne trouva rien de mieux que de présenter Angéline à Hélène, suggérant le bien-fondé qu’il y aurait à ce que les personnes qu’il aimait puissent se rencontrer. (lecture ADL p 115)

 

Ils prirent le thé ensemble, discutèrent en intellectuels sociabilisés. Puis le ton monta, Hélène explosa dans une crise de fureur, une de ses colères qui faisaient sa mauvaise réputation. Alors, épouvantée, Angéline prend la fuite. Louis prend dans ses bras Hélène encore en rage et c’est ainsi qu’il vécut sa première expérience sexuelle. Il vivra donc cette relation comme si il avait été inévitable pour pouvoir la désirer de rendre jalouse cette femme qui allait être la sienne pendant 34 ans ; dans ces circonstances très singulières qu’il appellera « la précipitation du drame », dans « l’avenir dure longtemps ». Les conséquences de l’acte furent tragiques pour Louis. (ADL  P 116) Submergé par une angoisse sans objet, il sombre au bout de quelques jours dans une profonde dépression, et il est interné à Saint Anne, au pavillon Esquirol. L’évènementiel althussérien est quelque chose d’implacable : la rencontre entre Hélène et Louis s’inaugure d’un lien définitif et total, puis s’ensuit la répulsion, la peur de l’Eros, la fuite, puis, la nécessité pour Louis d’une monstration insensée, exhiber devant Hélène une autre femme, rivale potentielle faisant tiers. Puis jalousie de cette même Hélène, une mise en scène au service du premier passage à l’acte sexuel ; puis la chute dans l’abîme mélancolique et la psychiatrisation, inaugurant une longue série d’internements tout au long de sa vie.[5]

 

Cette hospitalisation dure presque trois mois et fut plutôt horrible, c’est la psychiatrie asilaire de l’après-guerre, Louis est en salle commune, partageant la vie de grands délirants, toutes les visites étaient interdites, et il dut subir une série de 24 électrochocs selon les méthodes barbares de l’époque. Althusser aurait pu accuser Hélène d’être responsable de cette descente aux enfers, les conséquences de cette première relation sexuelle se confondant avec l’internement, il aurait pu la percevoir comme un mauvais objet. Ce fut le contraire qui arriva. Hélène de son côté intervint avec efficacité pour le sortir de St Anne, et grâce à elle, racontera-t-il, son hospitalisation ne fut pas trop prolongée, il ne devint pas un de ces « chroniques » comme ils étaient « fabriqués » en série dans les asiles de la Seine. L’intervention d’Hélène fut tout aussi miraculeuse que la rencontre initiale, effaçant en partie les dégâts collatéraux de la relation charnelle.

 

Ainsi Louis fit connaissance avec la psychiatrie pour la première fois, si l’on écarte son séjour à l’infirmerie du stalag pour dépression. Les souvenirs qu’il y raconte dans les deux autobiographies constituent un des plus efficaces réquisitoires contre la psychiatrie asilaire. Mais cette psychiatrisation devenait un fait objectif, quelque chose de plus qui détermine, avec, pour Louis, ce soulagement d’être pris en charge, de ne plus avoir à camoufler à ses proches sa pathologie de plus en plus envahissante. Le secret fut longtemps gardé à l’Ecole Normale Supérieure, et ses absences régulières mises sur le compte de troubles oculaires et rénaux, conséquences présumées de sa période de captivité. Pendant l’hospitalisation de 1947, c’est à Hélène qu’il dut l’intervention salutaire d’Ajuriaguerra, psychiatre communiste et réfugié espagnol, ami de Lacan, Tosquelles et Oury. Hélène fut de ce fait celle par qui le malheur arriva, celle qui a enflammé la mèche de sa folie, et en même temps celle qui l’a sauvé de la psychiatrisation au long cours, qui était souvent de mise à l’époque. Ainsi, la relation du futur couple Althusser est placée dans un dispositif inconscient fait d’une double injonction contradictoire : amour et haine (hainamoration), désir pour la femme expérimentée qui lui ouvre son monde comme le ferait un père, répulsion pour la femme qui le viole comme sa mère.[6]

 

9.2 Identifications

 

Comme l’écrit le psychanalyste Gérard Pommier « Hélène a ainsi tenu pour Louis différents rôles. Certains sont évidents dans la relation des évènements : celui de détentrice d’un savoir sur une histoire qu’Althusser s’efforçait de comprendre et de réaliser, ou celui de la sœur salvatrice, par exemple. On soupçonne aussi déjà que l’oblativité, le dégoût, la provocation, la chute mélancolique elle-même, lui confèrent d’autres places, chacune de ces caractéristiques convoquant un personnage particulier. La provocation et la chute mélancolique s’articulent si souvent par ailleurs au signifiant paternel qu’il est inévitable de l’évoquer. L’oblativité et le dégoût se rapportent tant de fois à la mère dans les deux autobiographies qu’elle doit bien être de quelque façon de la partie ».[7]

 

Louis identifie Hélène à l’imago maternel et cette identification est clairement soulignée dans « l’avenir dure longtemps » : « Si j’étais ébloui par l’amour d’Hélène, je tentais de lui rendre à ma manière, intensément et, si je puis dire, oblativement, comme je l’avais fait pour ma mère. Pour moi, ma mère était et ne pouvait être qu’une martyre, la martyre de mon père, une plaie ouverte, mais vivante ». Louis vit sans fin sur le « sans fond » de la demande maternelle, il lui faut donner, s’il veut éviter de se donner, un don qui marque le départ d’une course infinie, car aucun don ne pourra satisfaire cette demande infinie. Ainsi, le don, inégal à son objet et toujours en décalage érige celui qui donne en victime consentante, prête au sacrifice. A travers Hélène, il cherchera à payer le poids de sa dette imaginaire à l’égard de sa mère, cela apparait en toute clarté lorsqu’il revendique son indépendance et sa liberté contre toutes les femmes lui proposant une relation, sous le prétexte que ces relations pourraient le détourner d’Hélène, de provoquer son abandon, et cette peur de l’abandon sera constante chez Althusser. Cette proclamation de liberté est le signe certain de son aliénation à Hélène, investie comme une mère. Mais elle sera aussi identifiée à un personnage paternel : dans grand nombre de ses lettres, il lui propose de parler « d’homme à homme », et il vante souvent les qualités « viriles » qu’elle a pu déployer pendant la Résistance. Ainsi, cette phrase, rédigée en 1962 : « En toi résidait ce qui me manquait, ce rôle d’initiateur à la vie, la confiance que le père fait au fils », ou encore, celle-ci : « Hélène m’était à la fois comme une bonne mère, enfin, et aussi comme un bon père : plus âgée que moi, autrement chargée d’expérience et de vie, elle m’aimait comme une mère son enfant, son miraculeux enfant, et en même temps comme un père, un bon père enfin, puisqu’elle m’initiait tout simplement au monde réel, ce monde infini dans lequel je n’avais jamais pu entrer (sauf et encore par effraction, sauf en captivité), elle m’initiait aussi, par le désir qu’elle avait de moi, pathétique, à mon rôle et à ma virilité d’homme : elle m’aimait comme une femme aime un homme ! »[8]

 

Louis supposait qu’Hélène était en rivalité avec son père : « j’aimais une juive, ma sœur épousait un homme du peuple (…), le désir de mon père foutait le camp ».[9] Cette rivalité apparait clairement lorsqu’Althusser consent à épouser Hélène, c’est-à-dire juste après la mort de son père, comme si  l’une venait symboliquement prendre la place de l’autre, le père déchu et mort.

 

C’est au niveau de l’activité politique que l’identification d’Hélène à une sœur est la plus manifeste. Il la percevait comme « une sœur d’arme » dans le combat communiste, il lui confère un rôle tout à fait fraternel, décrivant les relations qu’il a avec elle, comme ceux d’une union amicale, spirituelle et intellectuelle. En opposition violente avec certains dirigeants du Parti[10], Hélène fut pour Louis cette sœur qu’il fallait protéger de l’ostracisme rancunier de certains de ses pairs. Il passa de nombreuses années à la défendre, essayer de la faire réintégrer – elle a été exclue - , et à cette fin, peut-être, le philosophe marxiste qui commençait à être connu dans les sphères de l’intelligentsia parisienne, adhéra au Parti en 1948, sans nul doute par conviction, mais aussi pour essayer de jouer de son aura philosophique en la faveur d’Hélène.

 

9.3 Fascination : une histoire d’amour…et de mort.

 

Hélène, donc…et le meurtre qui se profile à l’horizon, et l’entrée officielle et publique en déraison. En 1980, je m’en souviens, ce fut un déchainement médiatique et l’on a beaucoup glosé sur leur relation, et si les diverses interprétations – parfois « fumeuses » - du meurtre na valent pas toutes le coup d’être étudiées, nous en retiendrons quelques-unes : certains ont raconté qu’Hélène empoisonnait la vie du philosophe, et que le meurtre n’était que la manifestation d’une exaspération cumulée au fil des ans. C’est la version sollérienne, pour ne pas oublier de le nommer, il serait vexé et le rapporter à Jacques-Alain Miller !

 

Ou encore qu’Hélène vivait un enfer personnel et que Louis avait répondu à une demande implicite de mort. D’autres ont évoqué la thèse du suicide altruiste : un suicide par personne interposée. En tuant Hélène, Louis se tuait socialement… ou encore, qu’avec Hélène, il aurait tué sa sœur, ou sa mère, ou la meilleure part de lui-même. Mieux : en tuant Hélène, il aurait tué le communisme jusqu’à son idée même. « qu’il aurait tué Hélène pour ne pas tuer son psychanalyste » (André Green).Toutes ces hypothèses, toutes aussi insatisfaisantes les unes comme les autres, ne doivent pas occulter la singularité de cette relation qui dura 34 ans, une relation s’inaugurant d’un processus de fascination pour Louis, de ce que Hélène représentait. Il s’agit d’une femme très intelligente et cultivée, d’une grande écoute – une écoute remarquée par Lacan lui-même – juive, communiste, ancienne résistante chargée d’organiser des sabotages et des exécutions sommaires de collabos, elle connait personnellement des dirigeants du Parti ; alors que Louis n’est qu’un petit bourgeois de 29 ans, qui transite doucement du christianisme au communisme – ce qui est une cohérence - , qui prépare l’agrégation de philosophie, qui a passé les cinq ans de guerre à l’abri – relatif - du stalag[11], qui enfin vit une vraie relation d’amour avec cette femme. Mais si Hélène est communiste depuis son adolescence, elle doit lutter sans cesse contre certains communistes, symbolisant un grand Autre persécuteur, contre ce qu’ils pouvaient représenter pour elle de pire. Comme Louis, Hélène avait aussi sa part d’enfer personnel, et rien n’allait de soi pour elle. Ainsi, pour Louis, Hélène devait être sauvée (comme il voulait sauver sa mère), protégée, en échange, elle lui offrait l’ouverture et le lien avec le réel du monde, lui qui, jusqu’à maintenant ne vivait que par les études philosophiques, comme une souris papivore (Kazantzaki). Il avouera lui-même dans sa dernière autobiographie que c’était cela même qui lui manquait : Hélène incarnait la femme providentielle. (lecture YMB p 223/224)

 

Si Hélène a soutenu Louis, l’a accompagné, soigné, supporté, materné, « piloté », l’inverse n’en est pas moins vrai, « sauver Hélène » était le leitmotiv obsédant d’Althusser, et en témoignent des dizaines de lettres. Avant de la tuer, il passa l’essentiel de sa vie à tenter de la protéger.

 

De quoi ? D’elle-même, en premier lieu. D’un malaise existentiel en relation avec une histoire familiale assez terrifiante : il n’est pas quand même pas anodin pour une enfant de devoir euthanasier son père et sa mère dans un intervalle d’un an !   A partir de 13 ans, elle est seule et orpheline, et se vit comme quelqu’un de mauvais, un mauvais sujet avec de mauvais objets. Une fois adulte, elle se perçoit comme une mauvaise femme, méchante, une épouvantable mégère, et parfois, elle se prend au jeu afin de correspondre à cette représentation imaginaire fantasmée. Elle a, par exemple, des colères épouvantables qui démarrent parfois d’un rien… d’un signifiant de trop qui représenterait (trop) le sujet, pour un autre signifiant. Mais le grand problème existentiel d’Hélène se concentre dans cette brouille inextricable avec le Parti qui la rejette. Le PCF est inféodé à l’URSS. S’il est le Parti de la classe ouvrière, c’est une organisation politique aux mœurs staliniennes, épurations et procès « en sorcellerie » sont des pratiques courantes, à l’image des procès de Moscou. Pour ce que j’en sais, Hélène aurait commis une faute grave pendant la guerre, et il est difficile de s’y retrouver et de faire la part des choses entre des faits plus ou moins avérés et des fantasmes collectifs et autres rumeurs nauséabondes, colportées sur son compte. Cette situation sera très mortifère pour elle, elle en souffrit beaucoup.

 

 Etre rejeté par l’objet aimé est la pire des déchéances humaines : le sujet devient le déchet de l’Autre.

 

Il est émouvant, le jeune Louis, qui déploiera une énergie démesurée pour monter un dossier de réhabilitation, plaider sans cesse la cause d’Hélène, la conseiller, la soutenir, la protéger des ragots, et tenter au fil des ans de l’innocenter publiquement des accusations multiples du Parti. C’est comme si le leitmotiv de « l’avenir dure longtemps », c’est-à-dire le « sauver Hélène », l’oblativité et le don de soi préparent le point final de cette longue histoire : sauver Hélène, en la tuant, et en la tuant, se tuer comme symbole, c’est-à-dire comme philosophe. Ainsi, ils s’étayèrent mutuellement et dans la réciprocité, l’un avait besoin de l’autre, et l’autre de l’un, mais chacun vivait un enfer personnel.

 

Ce fut aussi une véritable histoire d’amour, finissant mal, comme toutes les histoires d’amour authentiques, des histoires fondées sur la captation imaginaire de la relation en miroir, cette identification hétéromorphique, ce qui est de structure, vous en conviendrez. Dans cette relation d’amour qui aura duré l’estime et l’admiration réciproque auront leur meilleur part, et l’amitié sera constante, malgré les nombreuses crises traversées par le couple : vivre avec un psychotique maniaco-dépressif n’est pas de tout repos ! Et puis… Hélène avait de ces colères… « Une emmerdeuse ! » d’après certains proches qui pensaient qu’Hélène était toxique pour Louis.

 

Le couple Althusser évoque un peu le couple Sartre/ Simone de Beauvoir, il y a beaucoup de sincérité et de complicité intellectuelle entre eux, de la liberté, aussi. Il faut lire et relire ces lettres pleines d’allégresse et de joie, faites de projets de vacances, de villégiatures en Italie, en bord de mer, de maisons à louer, de moments d’insouciance à deux. Il y a ces lignes magnifiques dans « l’avenir dure longtemps » (lecture p 122). Un des meilleurs moments du livre, une autre facette de Louis, un Louis qui a la joie de vivre en amour.

 

Alors, il s’agit d’une histoire d’amour-passion, née d’une fascination réciproque, d’une amitié partagée, d’une complicité intellectuelle. On peut se poser la question de savoir à quel moment cela dérape ? Peut-on trouver dans la correspondance des signes annonciateurs du drame ? Celle-ci s’achève sept mois avant le meurtre. Dans les dernières lettres, le climat semble s’être alourdi, le huis clos commence à se refermer sur eux comme un étau. Louis va de plus en plus mal, et il diffère sans cesse la date de sa prochaine hospitalisation, alors qu’il vit cloitré et muet. Hélène avouera à plusieurs proches et à son psychanalyste qu’elle se sentait de plus en plus impuissante à l’égard de Louis. Comme tous les couples, ils connurent sans nul doute cette saveur aigre-douce du ressentiment, qui prédomine sur les hautes saveurs pimentées d’une passion (hélas) déjà consommée, donc de ce fait irrémédiablement perdue, il y en a qui appellent ça l’érosion des sentiments. Il y a une dépendance pathologique qui s’installe dans un petit enfer-à-deux, un cauchemar climatisé, et le huis clos quotidien ressemble de plus en plus à un suicide différé.

 

« Tout ce temps d’enfer fut, comme je viens de l’écrire, un temps de huis clos. Hors mon analyste qu’elle voyait et que je voyais, nous ne vîmes pratiquement personne (…), nous ne répondions plus au téléphone, ni à la sonnerie de la porte. Il parait même que j’avais apposé, sur le mur extérieur de mon bureau une sorte d’affiche bien visible, où j’avais écrit à la main : « absents pour le moment, n’insistez pas ! » Puis, le 16 novembre 1980, la bascule de deux vies : Louis étrangle Hélène au cours d’un massage et d’un moment où il est complètement en fugue psychique de lui-même : responsable pourtant du meurtre, le sujet n’y est pas. Il est remarquable que dans ce passage à l’acte (peut-on parler d’acting-out ?), don d’amour et don de mort se confondent dans la même dynamique. D’une posture de tiercéité, le meurtre pourrait objectivement s’expliquer ainsi, dans les faits : alors que Louis masse le cou, les épaules et la nuque d’Hélène – don d’amour – il l’étrangle et la tue – don de mort – Pour paraphraser Hubert Félix Thiéfaine, dans cet acte ultime, il lui fait « l’amort ».

 

Après deux ans d’internement psychiatrique, en 1982, il écrira : « J’ai étranglé ma femme qui m’était tout au monde, au cours d’une crise intense et imprévisible de confusion mentale (…) Elle qui m’aimait au point de ne vouloir que mourir faute de pouvoir vivre, et sans doute lui ai-je, dans ma confusion et mon inconscience, rendu ce service dont elle ne s’est pas défendue, mais dont elle est morte ».

 

Voici venu le moment de parler de la folie de Louis.

 

X- La folie – Althusser

 

Il nous faut donc parler de cette folie, de cette vie comme une crise, cette interminable crise psychique qui fut la constante de sa vie. Pour reprendre une définition psychanalytique qu’en donne Jacques-Alain Miller (le meilleur élève d’Althusser), « la crise, c’est quand le discours, les mots, les chiffres, les rites, la routine, tout l’appareil symbolique, s’avèrent soudain impuissants à tempérer un réel qui n’en fait qu’à sa tête ».[12]Il s’agit du réel qui se déchaîne, celui que le sujet ne peut généralement pas maîtriser, et les symptômes viennent de ce même réel, c’est-à-dire, tout ce qui ne va pas, qui ne fonctionne pas, qui s’oppose au désir de l’homme. Le signifiant « crise » renvoie à un moment critique où les choses basculent. Il a été adopté par la médecine d’Hippocrate afin de désigner une phase de la maladie où les symptômes se manifestent de façon intensive.

 

Mais comment faire pour supporter cette dimension cyclique, cet éternel retour de ces mêmes symptômes exacerbés ? Le mot même de crise semble désormais impropre, tant la vie du philosophe fut déterminée par sa pathologie. Non le philosophe interrompu de temps en temps par des accès dépressifs mélancoliques aigus, mais une mélancolie profonde, continue, constante mais graduée, entrecoupée par des moments de résurrection hypomaniaques - qui le rendaient particulièrement productif et actif au niveau de son travail et de ses recherches – voire des moments « hyper-maniaques où il est capable de délires, se vivant dans la démesure de la toute-puissance, des moments où il était nécessaire de « l’encadrer », afin qu’il ne soit pas dangereux pour lui-même…et quelques autres. J’ai souvent visité sa correspondance avec Hélène, et notamment les premières allusions à sa maladie, au début de son « chemin de croix » psychiatrique, lorsqu’il écrit de St Anne : « Abruti, esprit et yeux sans contenu, sautes dans le regard, sautes dans l’attention (…) Je suis là depuis un mois, le temps n’a pas de dimension, je n’ose pas croire en l’avenir, il n’y a pas de perspectives… ». Et il s’agit du futur philosophe qui modifiera sensiblement le champ philosophique, en France comme ailleurs. C’est lui qui évoque son manque de perspectives, et qui assène qu’il n’a aucun avenir.

 

Des crises, Louis en vivra plus d’une vingtaine : la première au stalag, où il demeura prostré, caché sous sa couverture de l’infirmerie, pendant plusieurs semaines. Puis ce seront les noces d’Esquirol[13] , nous avons vu comment cette première relation sexuelle (à 29 ans !) a entrainé une décompensation psychotique et un état mélancolique aigu. Louis s’amusa à dessiner un jour un diagramme de ses hospitalisations psychiatriques : pas moins d’un accès mélancolique par an, généralement en février, et jusqu’en mai. Il fut toute sa vie paralysé par une mélancolie larvée, embryonnaire, telle une bête immonde en lui, ne demandant qu’à être réveillée. Seul le rythme de travail très particulier de l’ENS lui permit de garder sa place et son statut, son travail l’étayait vraiment, il avait des relations privilégiées avec certains de ses élèves, il les « maternait », il avait de l’importance et une espèce d’aura cultivée par la communauté de ce monde plutôt fermé. C’est son travail – ainsi qu’Hélène – qui lui évita la chronicisation asilaire qui guettait chaque malade psychique, à l’époque.

 

Ses hospitalisations étaient la plupart du temps suivies de moments hypomaniaques, il rattrapait ainsi le temps perdu, et à sa sortie, il mettait les bouchées doubles ; l’Administration fut indulgente à son égard, s’adaptant de fait aux rythmes de ses crises.

 

Parlons un peu du diagnostic des psychiatres. En 1947, à St Anne, sera d’abord diagnostiquée une démence précoce (Kraepelin), autre nom de la schizophrénie. Puis le diagnostic fut corrigé et affiné par Ajuriaguerra qui penchera pour une forme grave et atypique de psychose maniaco-dépressive. Ce diagnostic sera confirmé ensuite par les crises cycliques, véritables morts symboliques où Louis n’aspire qu’à sa néantisation, où tout pour lui est difficile : se lever, respirer, ouvrir les yeux ; où toute relation sociale est pour lui persécutante, où même écrire quelques lignes devient un effort surhumain. Et puis, il y a les convalescences, de véritables résurrections où il reprend goût à la vie, se remet avec acharnement au travail, bénéficiant généralement d’un répit de plusieurs mois jusqu’à la prochaine crise maniaque où il fera des projets insensés, planant au-dessus de toutes les difficultés, et se lançant dans des initiatives que ses proches jugeaient comme dangereuses. Dans la plupart des cas, la crise maniaque à son apogée annonçait la chute prochaine dans l’abîme mélancolique, où, souffrant trop – il faut avoir une expérience personnelle de la mélancolie pour bien l’appréhender – il se réfugiait dans le ventre maternel d’un service de psychiatrie hospitalière. Il avait plusieurs « points de chute » où il était connu comme un habitué, les cliniques du Vésinet, de Soisy.

 

Il y aura aussi les psychanalystes. Stévenin, d’abord, qui l’analysa pendant des années sous narcose, puis Diatkine, jusqu’à la fin, ce dernier se résignant à ce que l’un des plus grands philosophes de la planète passe le reste de ses jours dans des alternances d’enfer médicalisé et d’illuminations théoriques. Oui, Louis a vécu un assujettissement thérapeutique tout au long de sa vie, et l’on peut penser qu’il s’en accommoda, organisant ses activités en fonction des fluctuations de sa maladie. Il y a des questions qui émergent, dans son rapport à la psychanalyse. La première, celle qui semble évidente, est de savoir pourquoi il n’a pas choisi Lacan comme psychanalyste, pourquoi il demandera à Diatkine d’occuper cette place, Diatkine, psychanalyste et pédopsychiatre, dont les travaux sur la petite enfance sont connus. Pourquoi avoir choisi Diatkine, président un moment de l’IPP[14], et analysé par Lacan mais brouillé ensuite avec lui, alors que Louis admirait sans concessions les apports de Lacan au champ psychanalytique ? Quelle est la logique interne à ce choix ? Quelle est la part de l’inconscient ?

 

Deuxième question : comment Louis accepta qu’Hélène choisisse le même psychanalyste que lui ? Ce ne sont pas les psychanalystes qui manquent à Paris dans ces années-là, où elle est en plein essor -  en l’occurrence grâce à Lacan – et si les psychanalystes sont manquants, c’est de structure, mais trêve de plaisanterie, ils sont légion à Paris dans les années 60/70. Par ces deux analyses parallèles, s’en ensuivra une triangulation dont on connait l’issue, Diatkine n’a pas dut  dans cette histoire avoir un rôle facile, mais il l’avait accepté, en toutes connaissance des causes.

 

Nous pouvons dire que Louis utilisa souvent Hélène dans une fonction analytique, la correspondance en témoigne, comme quoi elle occupa toutes les places des identifications : un « père-mère », une sœur en miroir, l’amante d’une vie et l’initiatrice aux plaisirs, et pour finir, la victime (consentante ?) d’un meurtre énigmatique engendré dans la folie d’une absence au monde. Voilà ce que sont les fous : des absents…

 

Louis était tout à fait lucide quant à sa psychose et son cortège de symptômes, il les décrira longuement dans « l’avenir dure longtemps » : la grande ronde cyclique de l’hypomanie, de l’hypermanie, et de la chute mélancolique, alternance de moments d’intenses souffrances et de lucidité aigue (« il faut en finir ! »), ces horribles jours plus sombres que les nuits où il n’est rien d’autre qu’un petit enfant abandonné, le petit Louis réduit à n’être qu’une épave se réfugiant dans le sommeil ; et ceux où il redevient le philosophe communiste, avec sa stature de penseur public qui bouleversa une génération d’intellectuels à une échelle mondiale. En associant, cela renvoie à son rapport aux femmes, c’est souvent là que tout se noue, avec cette peur récurrente de l’abandon, et à contrario, les demandes d’amour qui le paniquent et qu’il refuse de satisfaire, épouvanté aussitôt « qu’une femme a des vues sur lui ». Chaque femme qui lui demandera de s’engager dans une relation provoquera malgré elle sa débâcle psychique.

 

On peut se poser une autre question, s’il y a une généalogie de cette folie-Althusser ?

 

Il y a certes des faits, issus d’un roman familial singulier, nœud de désirs refoulés et contrariés, une ambiance très névrotique, déterminismes psychiques qui font la psychogenèse de Louis. Résumons ce que nous avons découvert lors de la première session : les deux frères Althusser, Louis, l’aviateur tué dans le ciel de Verdun en 1917, et que sa mère a aimé, et puis Charles qui vient annoncer à la jeune femme la mort de son frère aîné, et lui propose de se substituer à lui en l’épousant. Le jeune Louis, qui s’appellera Louis, en souvenir de ce « Louis-mort ». Le jeune Louis Althusser, né d’une mère qu’il imagine vierge, violée par le père, et inconsolable de la perte de son premier amour, une mère qu’il veut protéger de tout, une mère pourtant omnipotente, abusive, et castratrice…pour ce que j’en sais… et un père vécu dans l’ambivalence, à la fois ressenti comme absent ou parfois persécuteur… imaginairement s’entend. Mais pour parler lacanien de temps en temps, car il le faut bien, mais avec légèreté, il y a manifestement un problème du côté du Nom du Père. J’enfonce une porte ouverte, je sais…

 

Je vous propose un échange argumenté des éclairages de la psychologie clinique, si bien représentée aujourd’hui, comme à chaque séance depuis le début. Afin de répondre à une nouvelle question : cette psychogenèse très singulière suffit-elle à elle-seule, à expliquer la formation d’une structure psychotique ?

 

En outre, et ce n’est pas le moindre des aspects à envisager, mais Althusser en 1980 est un homme connu publiquement. Qu’un homme soit reconnu comme fou selon les critères sociétaux en vigueur, et que son œuvre continue à faire autorité selon les mêmes critères, ceux de la raison pure ; voilà qui interroge les contradictions entre le raisonnable et le déraisonnable. Comme l’écrivait Gérard Pommier : «  Le rapport du talent d’un auteur à sa folie pose une question encore plus difficile lorsque ses élaborations, qui s’appuient pourtant sur la déraison, rencontrent l’approbation de ceux qui qui se pensent raisonnables (…). N’est-on pas effrayé de constater qu’au moins l’un des plus grands penseurs de notre époque – dont la démence fut l’occasion d’un scandale public – fut non seulement en proie à la psychose, mais qu’il reconnait lui-même que certaines de ses intuitions les plus importantes, construites ensuite avec rigueur, trouvèrent leur source au point le plus intime de la folie ? »[15]

 

Le lecteur d’Althusser – s’il en demeure ! – pourrait se demander à quel point le délire psychotique imprègne la théorie, et où se situe cette ligne de clivage à partir de laquelle le discours rationnel de la philosophie commence. Pour nous rassurer, nous nous rappellerons que la PMD est une psychose cyclique, elle permet des temps d’accalmie, et nous pourrions penser que Louis aurait rédigé son œuvre et animé ses séminaires pendant ces moments-là[16].

 

Mais le philosophe lui-même contrarie cette hypothèse rassurante, il reconnait la relation entre certaines pensées délirantes et le réel dont il cherchera à en comprendre les arcanes et la logique. Il tentera – et c’est manifeste dans « l’avenir dure longtemps » - de comprendre cette bizarrerie dichotomique qui l’habite et le parasite : «  Comment l’histoire de l’humanité peut-elle s’ordonner à partir de pensées germinées dans le terreau de la relation tumultueuse d’une mère et de son fils, d’un père et de son frère (…) »

 

Décidément, la relation de la folie et de la raison pose un problème incontournable, concernantun philosophe qui marqua toute sa génération, et dont les avancées renouvelèrent aussi radicalement le marxisme, à l’instar de Lacan, aux mêmes moments de l’histoire, donnant à Freud sa pleine efficacité et sa pertinence. « Loin de construire un mur entre son œuvre et son délire, Althusser a cherché à élucider les points de jonction, les passes obscures, comme si la démence de l’Histoire devait trouver sa raison de celle de la folie elle-même. »[17]

 

Oui, Althusser, après le drame chercha à élucider les tenants et aboutissants de sa propre histoire, et de nombreuses pages de l’autobiographie sont de grands moments d’auto-analyse dans lesquels il se dévoile publiquement, s’expliquant ou essayant d’expliquer son acte. Sujet sans procès, il renoue ainsi avec son historicité de sujet…très singulier. Louis chercha à dénouer les nœuds de sa vie. « (…) L’élucidation des racines subjectives de mon métier de professeur, la philosophie, la politique, le Parti, à savoir comment je me suis trouvé conduit à investir et à inscrire mes fantasmes subjectifs dans mes activités objectives et publiques (…) »[18]

 

Pour celui qui en aurait à la fois le désir, le talent et le temps, et à l’instar de Freud pour sa lecture du mémoire du Pdt Schreber[19], à partir des deux autobiographies, il faudrait essayer de déconstruire la structure psychotique en jeu, et à examiner ce qui permet de s’orienter dans le dédale de ce roman familial. Gérard Pommier a amorcé ce travail, plutôt talentueusement, malgré le jargon très lacanien, mais de nombreuses questions demeurent.

 

Quelle est la vérité de la folie-Althusser ? Quel est le statut de cette information publique en novembre 1980 : « Althusser est fou ! »… vérité insue jusqu’au drame, à part quelques intimes très discrets. Mais il apparait pourtant que cette vérité s’offrait à qui acceptait de la voir, à commencer par Hélène, en première ligne, qui vécut cette folie jusque dans ses ultimes conséquences… et puis son psychanalyste, qui avait des raisons d’être inquiet, et qui devait se sentir mal dans cette tiercéité mortifère. Je n’aurais pas aimé être à cette place.

 

Althusser fut à cheval entre deux mondes, celui de la raison et celui de la déraison, cela renvoie aussi à la déraison d’une époque (les camps de la mort, Hiroshima, le goulag, la guerre du Vietnam) qui, pour accéder à la science du catastrophisme de l’humain[20], dut traverser le miroir d’aveuglements collectifs – la Chine « rouge » en fait partie, c’était d’actualité – époque de bruit, de déraison et de fureur, faite de larmes, de sang versé : comme si la folie du monde s’était incarnée dans le philosophe…

 

Pour ne pas conclure, je vous propose un temps d’échange sur Louis Althusser, et sur ma façon de vous l’avoir succinctement présenté. Je vous renvoie à la bibliographie, si vous voulez « approfondir » les diverses questions que nous avons rencontré.

 

Bibliographie non exhaustive

 

 

 

Ouvrages de Louis Althusser (publiées de son vivant)

 

  • Montesquieu, la politique et l’histoire, PUF, 1959.

  • Pour Marx, collection « théories », Editions Maspero, 1965.

  • Lire « le Capital », Maspero, 1965.

  • Lénine et la philosophie, Maspero, 1968.

  • Réponse à John Lewis, Maspero, 1972.

  • Philosophie et philosophie spontanée des savants, Maspero, 1973.

  • Eléments d’autocritique, Hachette, 1973.

  • Positions, Editions sociales, 1976.

  • Le 22 ème Congrès du Parti communiste français, Maspero, 1977.

  • « Enfin la crise du marxisme ! », éditions du Seuil, 1978.

  • Ce qui ne peut plus durer dans le Parti communiste français, Maspero, 1978.

 

Ouvrages publiés « post mortem »

 

  • « L’avenir dure longtemps » (1985), suivi de « les faits » (1976), Editions Stock IMEC, 1992.

  • Journal de captivité (1940-1945), Stock IMEC, 1992.

  • Ecrits sur la psychanalyse : « Freud et Lacan », Stock IMEC, 1993.

  • Ecrits philosophiques et politiques, Stock IMEC, 1994 (2 volumes).

  • Sur la philosophie(1988), NRF Gallimard, 1994.

  • Psychanalyse et sciences humaines (deux conférences), IMEC, 1996.

  • Lettres à Hélène (1947-1980), Bernard Grasset/IMEC, 2011.

 

Ouvrages sur Althusser (liste non exhaustive)

 

  • Etienne Balibar, Ecrits pour Althusser, Editions La Découverte, 1991.

  • Saul Karsz, Théorie et politique : Louis Althusser, Fayard, 1974.

  • Yann Moulier Boutang, Louis Althusser, une biographie. Tome 1 : la formation du mythe (1918-1956), Grasset, 1992.

 



[1] Il s’agit vraisemblablement d’un fantasme de père persécuteur, car dans la réalité, et d’après les témoignages, c’était un bon père de famille, sans doute un peu absent, comme le sont souvent les pères, à la recherche de leur place.

[2] « L’avenir dure longtemps » p 126

[3] Louis Althusser, « Lettres à Hélène », Grasset, 2011

[4] L’avenir dure longtemps, p 114

[5] J’en ai compté 22…

[6] J’évoque là un viol symbolique, non réel.

[7] G. Pommier « Louis du Néant, la mélancolie d’Althusser », Editions Aubier, 1998, page 184

[8] L’avenir dure longtemps, p 123, 124

[9] Ibidem, p 126

[10] Il s’agit du Parti Communiste Français qui avait une très forte influence dans la société, à l’époque, on disait « le Parti », et chacun comprenait...

[11] La période du stalag étant sans doute la période de sa vie où il fut le plus heureux, loin du climat névrotique familial, en compagnie d’hommes vrais et réels, même si les conditions furent parfois difficiles (il souffrit souvent de la faim) le stalag fut pour lui une découverte de la vie…paradoxe althussérien…

[12] J.A.M. « sur la crise financière », Marianne du 10/10/2008

[13]  Métaphore empruntée au psychanalyste Gérard Pommier, les noces, prises dans un double sens : genèse de sa relation avec Hélène qui inaugure d’autres noces, celle de son entrée en psychiatrie.

[14] L’Institut Psychanalytique de Paris, les freudiens dits « orthodoxes ».

[15] G. Pommier, « Louis du néant, la mélancolie d’Althusser », Editions Aubier, 1998, p 11 et 12

[16] Pas toujours, il a écrit un « manuel de philosophie pour scientifiques » dans un état hypomaniaque, de même que sa première autobiographie, intitulée « les faits », où il est manifestement en plein délire !

[17] Ibidem, p 13

[18] L’avenir dure longtemps, p 152

[19] S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa », 1911

[20] C’est-à-dire la pensée antitotalitaire idéologiquement hégémonique de nos jours.

 

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PRAXIS 74 . Travail social et psychanalyse.